Il y a des soirées plus lourdes que d’autres, où les pas se font plus laborieux. Je marche entre les tombes, observant les traces laissées dans la neige par mes bottes. J’ai enterré mon dernier mort quelques minutes plus tôt, mais je ne suis pas pressé de partir. Ici, entre tous ces gens qui ne peuvent plus parler, le silence est moins pesant que dans mon appartement. Je ne me sens jamais tout à fait seul, dans un cimetière. Il y a moi, mais il y a aussi les autres, ces autres que j’aurais probablement détesté de leurs vivants, mais que je parviens à apprécier maintenant qu’ils sont décédés.

Je suis soucieux, plus que je ne voudrais l’être. Je songe à ma soeur, pour qui la situation est incertaine. Mes frères ne sont pas fiables, mon père tient trop à l'embarquer dans ses conneries. Tous mes actes ne font que repousser à plus loin l'inéluctable. À chaque jour, même si j’essaie de me l’enlever de la tête, même si j’essaie de me concentrer sur le boulot, sur l’hôpital, sur le cimetière, je songe à elle. J’ai dû réduire les contrats ce mois-ci : trop occupé par la pédiatrie, où je fais du temps supplémentaire. Le fait d’avoir dû refaire une année me donne un drôle de statut et décidé à ne pas songer, à m’occuper, j’ai tenté de passer le plus d’heures possible sur le département. Vainement. Parce que dès que je quitte ma blouse, dès que je dépose ma pelle, dès que je range mon arme, je pense à Anastasya, à ce qu'elle doit vivre là-bas, seule, sans moi. Elle doit apprendre à se protéger seule, mais jusqu'à quel point ?

La solution se trouve probablement dans les ruelles, l’un des endroits où je me sens le mieux, après mes tombes. J’irai peut-être ce soir, lorsque j’aurai quitté ce lieu. Je trouverai sûrement un marché facile, quelque chose de gratuit s’il le faut, où je n’aurai qu’à cogner, qu’à me défouler froidement, en oubliant le reste. Un acte sans stratégie, mais qui aurait moins le mériter d’assoupir brièvement ma chair et mon esprit. Un bon plan, en somme. Il ne me reste qu’à récupérer mon sac, que j’ai déposé proche de la cabane où les pelles sont entreposées, avant de partir. Je m’y dirige, distrait, m’arrêtant net lorsque je vois les marches du petit bâtiment vide. Là où il y avait mon sac, je ne vois qu’un cercle de neige fondue. Mes lèvres se pincent et l’adrénaline court dans mes veines. Je sens la panique qui s’insuffle en moi, cette panique si rare, associée à d’autres souvenirs que je préfère ignorer. Mes pupilles se glissent entre les tombes, sans que je n’aperçois personne. Ma fylgia, sensible à des émotions à lesquelles elle est peu habituée, se précipite vers l’avant pour tenter de trouver l’objet disparu. Je la suis d’une démarche rapide, sans parvenir à savoir si les pas dans la neige sont les miens ou ceux d’un autre. Je m’arrête brusquement de marcher alors que je passe devant un bâtiment qui est normalement fermé.  Je vois mon sac proche du mausolée, ouvert. Je vois mes clés sur la porte, volées. Mon sang tourbillonne et je n’ai pas l’instinct de prendre ma baguette. Ce n’est pas le sorcier qui s’éveille, devant ces méfaits qui font plutôt émerger mes réflexes moldus. C’est le criminel des quartiers terreux de Londres, c’est le gosse des rues, le trop riche pouilleux qui a appris à se tailler une place au sens littéral. Je pénètre dans le mausolée en prenant garde à atténuer le bruit de mes pas, les sens aux aguets. Mes poings sont déjà serrés, ma respiration est lente, mes traits tendus trahissent ma concentration. J’aperçois ma cible avant de comprendre ce qu’il fait et le simple fait de le reconnaître me suffit pour qu’une décision soit prise ; Jasper Strandgaard n’a rien à foutre dans cet endroit réservé aux morts et je ne laisserai jamais passer, non jamais, une offense aussi grande que celle qu’il a commise en prenant mes affaires. « Tu devrais pas être ici Jasper. » Ma voix est glaciale et j’enchaîne aussitôt, agrippant violemment son épaule, juste avant de lui balancer mon poing sur la mâchoire.

29 Novembre 2022, cimetière, soir.

Il fallait que ça lui retombe dessus, bien sûr. Il n'était en rien responsable de la débâcle et de la perte de l'objet, mais c'était tout de même sur son dos que l'on avait tout remis. Il n'arrivait pas à savoir si ça n'était qu'un effet de son esprit fatigué par les derniers jours, ou si c'était la réalité mais… Il avait la très nette impression qu'il était en train d'être puni.
La raison de la punition, en revanche, était plutôt obscure à ses yeux pour le moment. Etait-ce parce qu'il avait manqué de vigilance ? Parce qu'il avait failli se marier à I… A une née moldue ? Manquant de souiller un peu plus le sang de sa famille qui n'est déjà pas dans un très glorieux état… Ou, au contraire, était-ce parce qu'il avait eu la bêtise de perdre son statut social et celui qu'il aurait atteint en allant au bout de ces fiançailles ? Il n'arrive pas à savoir, et il ne commettra pas la bêtise de poser la question.
Mais voir toutes les tâches ingrates lui être échues, toutes les fautes des autres en ce moment lui être incombées, cela commence à le gonfler doucement mais sûrement. Il a intégré le groupe parce qu'il croit sincèrement dans les Dieux - même si Ràn ne mérite rien d'autres que le même mépris qu'elle lui a infligé - mais il n'a jamais été très bon pour suivre les ordres et agir comme un bon petit soldat. Pendant un petit moment, ça peut encore aller, il prend sur lui. Mais quand ça commence à faire trop, il commence à ruer dans les brancards et il sait pertinemment qu'une attitude comme celle-ci ne serait pas bien perçu du tout.
Alors il a accepté la mission, et en bon enfant de Loki qu'il est, il prendra le temps de faire payer à celui qui a échoué en premier lieu.

Ses pas sont souples et discrets. Les allées d'un cimetière ne sont pas les mêmes que les allées de la ville, mais il sait tout de même passer innaperçu. Et à cette heure-ci, à part le gardien, il y a peu de risque de croiser quelqu'un. Peut-être que, guidé par la colère et la frustration, il ne se montre pas assez prudent. Peut-être. Non loin, Vidar - le singe - parcourt le même chemin entre les tombes. Leur entente n'est pas exactement… Quelque chose qui existe, tout simplement. Malgré le fait que cela fasse déjà un an qu'il est arrivé. Il y avait eu un mieux, pourtant. Mais Jasper avait relevé toutes les barrières après ce qui s'était produit, fin Octobre. Presqu'exactement un mois plus tôt.
Il déglutit, chasse le souvenir de sa tête et se reconcentre sur ce qu'il est censé faire, ce soir. Le regard sombre, perlé du gris de la colère, cherche sa cible. Le cabanon où sont rangés les outils nécessaires à tout ce qui peut se faire dans un cimetière apparaît bientôt, et il s'y dirige lentement, aux aguets malgré tout. Un éclat satisfait brille dans son regard en apercevant le sac, posé sur les marches. N'ayant pas eu envie de donner à cette affaire l'intérêt et l'énergie qu'elle ne méritait pas, il avait contacté un de ses informateurs pour qu'il lui fournisse ce qu'il devait savoir au lieu de s'en charger lui-même, comme il a pourtant l'habitude de le faire. Le fait que le sac contenant les clefs qui l'intéressait était très souvent posé ici en faisait partie. S'il n'avait pas été là, il aurait dû forcer la porte du mausolée qu'il visait. Ça ne l'inspirait pas plus que cela de se mettre Hel à dos en bafouant ainsi l'un des lieux de repos des morts dont elle est la gardienne.
Prudemment il s'en approche. L'autre information était que le fossoyeur était censé être occupé encore un moment, ce qui l'arrange bien. Subtilisant le sac, il prend la direction du mausolée, fouillant soigneusement à l'intérieur pour en dénicher le trousseau de clef. Certains objets lui font hausser les sourcils, mais il ne prend pas la peine de s'y arrêter trop longtemps. Il faut vraiment qu'il finisse ça rapidement. La porte s'ouvre dans un silence suspect - ou alors la personne en charge des lieux à tout simplement huiler les gonds - et il s'y faufile, abandonnant négligemment le sac à l'extérieur, les clefs sur la porte. Le bâtiment sépulcral est de taille moyenne, et il doit descendre quelques marches avant d'arriver au cœur du lieu. Peu à l'aise malgré lui, il murmure quelques mots d'apaisement aux corps reposant ici, s'avançant un peu plus. Il sait que plusieurs corps y reposent. C'est un mausolée familial. Le lieu est sombre, il n'allume pas les bougies pour autant. En hauteur, des vitraux incolores dessinent des scènes anciennes, des hommages à Hel, à Loki. Génial. Une famille sous la protection de Loki, en plus. De plus en plus mal à l'aise, il accélère le mouvement, s'approchant du tombeau le plus récent. Il est facilement reconnaissable. La pierre luit encore de la magie utilisée pour le bénir et de nombreux objets décorent le sol alentour, en hommage au défunt. Les lèvres pincées, il prend soin de ne rien déranger, s'accroupissant pour être à hauteur du tombeau. Si l'idiot qui devait se charger de ça de base n'avait pas lamentablement échoué en échangeant l'artefact contre un faux, sérieusement… Maintenant il a été incrusté dans le mur jouxtant là où repose le corps, pour accompagner le mort dans l'au-delà et Jasper se sent comme un pilleur de tombe en commençant à l'en retirer. C'est forcément une punition. Le respect qu'il voue aux Dieux n'est inconnu de personne - et partagé par pas mal de monde la bas - l'envoyer ici n'est pas anodin.
La mâchoire durement serrée, concentré sur ce qu'il fait, il ne fait attention à rien d'autre. Il ne prend même pas le temps d'étudier le fameux artefact familial. Le défunt avait demandé à se faire enterrer avec, ses enfants avaient accepté, ne comprenant pas vraiment l'importance qu'avait l'objet pour leur père disparu, mais soit. Tout ce que Jasper savait, c'est qu'il était censé être utile pour il ne savait quelle mission dont il n'était pas au courant et qu'il fallait absolument le récupérer, puisque le sorcier avait refusé de le céder de son vivant. Ce flou autour de l'artefact énervait d'ailleurs fortement l'archéomage. Occupé à desceller soigneusement l'objet, il ne prête pas attention au couinement de surprise de Vidar.   « Tu devrais pas être ici Jasper. »  Par contre, ça, ça le fait réagir. Se relevant brutalement sur ses jambes, il se retourne à moitié, les yeux écarquillés de surprise en apercevant l'homme. Il n'a pas le temps de complètement réaliser que ce dernier l'attrape par l'épaule, terminant de le retourner et que son poing vient brutalement heurter son visage. Un grognement de douleur lui échappe et il profite d'avoir sa baguette en main pour jeter un sort d'expulsion au né moldu, pour l'éloigner de lui… Même si dans un espace assez réduit comme celui-ci, c'est compliqué. « Putain de… Tcherkassov ? Qu'est-ce que tu fous ici, toi ?!» Il siffle, furieux. Maladroitement, à cause des objets au sol qu'il ne peut se résoudre à envoyer voler, il essaie de s'éloigner de lui-même, le contourner. Bordel, il n'avait pas prévu de devoir mettre ce mec hors d'état de le faire chier pour pouvoir accomplir cette mission de…