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L'après-café (Ina)
2 participants
Angelo Borghese
Angelo Borghese
GÖTEBORG Livet är en kamp, ​​du måste förbereda dig för striden
« Sympa le plancher bleu. »

Je réponds par un sourire découragé, secouant la tête nonchalamment, comme si c’était voulu. Mon dernier client ricane et je l’entends franchir la porte, qui se referme derrière lui. Il est quoi, le cinquième de la soirée, à me faire le même commentaire ? Je suis beaucoup trop orgueilleux pour demander à l’un d’eux de m’aider, ce qui me condamne à attendre jusqu’à demain avec un drôle de coloris sur mon sol. De tous les coups qu’Hope a pu me faire depuis qu’elle est apparue, celui-là est particulièrement retors. Sachant que je lave le plancher en fin de soirée, elle s’est arrangé pour qu’il y ait de la peinture sur la vadrouille que j’utilise. Pas n’importe quelle peinture : le bleu magique one dip, qui glisse bien et sèche trop rapidement. Je ne la crois pas capable de faire un tel coup seule, vu la largeur de ses pattes. Elle a forcément eu besoin d’un complice, ne serait-ce que pour faire l’achat du matériel nécessaire. Qui…? Depuis vingt minutes, elle refuse totalement de me le dire, trop occupé à se payer largement ma gueule. Je crois qu’elle a même compté mon nombre de jurons. Je ne vois peut-être pas le résultat – et c’est d’ailleurs ce qui a permis que je reteigne largement mon plancher de bois -, mais les clients l’ont vu parfaitement. Et je ne suis bien sûr pas en mesure de repérer l’emplacement des traces de peinture ; impossible de réparer le dégât pour le moment.

Mes doigts glissent contre les sacs de grains de café derrière le comptoir. J’effleure l’une des étiquettes, rehaussée par des points bombés, qui m’indique leur nom. Le premier que je frôle n’est pas celui que je cherche ; je parcoure le deuxième, puis le troisième, que je prends finalement avec assurance afin d’aller le moudre dans l’une de mes machines. Je pourrais utiliser la magie, mais le café chez moi a toujours été un art sacré. Côté moldu oblige, je préfère lorsque mon café est fait manuellement. Je mous donc les grains, tandis que l’horloge sur le mur fait entendre son bruit familier. Est-ce qu’elle se présentera enfin ce soir…?

Il est tard et je ne m’attends pas à ce qu’une autre personne franchisse la porte.
Normalement, je ne m’occupe pas de la fermeture du café. J’ai toujours assigné cette tâche à l’un de mes employés, à moins de circonstances particulières. Et ce sont bien des circonstances particulières qui me retiennent derrière mon comptoir, chaque soir depuis une semaine. J’ai volontairement prolongé l’heure de fermeture d’une heure, dans l’espoir qu’elle viendra.

Je m’inquiète.

Elle venait toujours aux mêmes heures le matin, au point où sa présence était presque devenue un point d’ancrage. Quelque chose de familier, dans un décor invisible. J’aurais été en mesure de reconnaître sa voix n’importe où dans la pièce, qu’importe le nombre de personnes qui s’y trouvent. Tout comme je serais en mesure de dicter sa commande habituelle et la tonalité avec laquelle elle la prononcera. Sauf que depuis deux semaines, elle n'est pas venue. La première semaine, je me disais qu’elle était peut-être malade. Mais la seconde, ce motif ne tenait plus. Pourquoi quelqu’un qui venait fréquemment, à ce point, dérogerait à ses habitudes ? Les routines incrustées se défont rarement sans raison. J’ai son prénom, mais pas son nom, et je respecte trop l’identité et l’anonymat de certains de mes clients pour tenter de faire des recherches à son sujet. Comme elle ne vient plus dans le jour, je me suis dis que ses horaires avaient peut-être changé ; je verrouille donc plus tard, dans l'espoir, à chaque soir, qu’elle viendra. Juste pour être rassuré, juste pour pouvoir lui demander comment elle va. Et être là, si ce n’est pas le cas.

Lorsque la sonnerie de la porte retentit, me signalant que quelqu’un est entré, je suis en train de verser du lait ma tasse. Je sursaute à peine, mais c’est suffisant pour que le liquide bifurque légèrement vers mes mains. Je ne jure pas, reposant simplement la carafe, avant de prendre un chiffon pour essuyer le comptoir,  tandis que le client s’installe non loin.

Je reconnais les intonations de sa voix dès qu’elle commande un café. Ma tête se relève, mes yeux fantômatiques se posent sur elle, sans que je ne la vois : « Iseline…? » Suis-je rassuré qu’elle soit ici ? Pas encore. Parce que je connais sa voix, justement ; sa variation ne m’échappe pas et accentue mon inquiétude initiale. La question fuse, douce : « Ça va ? » C’est peut-être intrusive, mais je n’ai jamais eu la reputation d’être discret dans mes interrogations.
Ina Falkenberg
Ina Falkenberg
GÖTEBORG Livet är en kamp, ​​du måste förbereda dig för striden
Elle pose un pied sur le trottoir glacé et par réflexe, relève les yeux vers le ciel, cherche les étoiles, obscurcies par une couche épaisse de nuages. Un coup d’œil lui confirme que la rue qui longe le Triskele est déserte, la nuit déjà bien entamée. Pourtant elle prend une décision, dans les quelques secondes où elle reste plantée devant la porte de l’établissement : elle n’a pas envie de rentrer tout de suite. Elle n’a pas envie de se retrouver dans son petit appartement, dans lequel elle habite par dépit, où personne ne l’attend et où elle n’a rien d’autre à faire que dormir pour recommencer une nouvelle journée, vide de sens. A la place, elle se dirige vers une autre rue, qui la mènera à une troisième, où se trouve un café qu’elle connaît bien, un café où elle a eu l’habitude d’aller tous les matins pendant des années, faisant un détour avant d’aller au Ministère. Elle a réalisé seulement quelques jours plus tôt à quel point il est proche du Triskele, et qu’elle aurait peut-être envie d’y retourner prendre une tasse de café. Cependant, ses horaires ont changé, ne lui permettant plus la même routine. Tout son quotidien a changé. Alors qu’elle emprunte la rue qu’elle a parcouru des centaines de fois, machinalement, le sentiment la frappe une nouvelle fois. Elle se dirige vers une habitude, vers un plaisir familier, pourtant rien n’est plus pareil. La rue n’est pas la même, éclairée par les rayons de la lune plutôt que par ceux du soleil matinal, les ombres distordues créant des formes inconnues, inquiétantes. Sa silhouette n’est pas la même, contrastant violemment avec la figure blonde et fière qui arpentait autrefois cette rue, ses cheveux désormais perpétuellement bruns noyant ses traits, sa garde robe, son maquillage, sa posture à des années lumières des standards attendus par les Falkenberg. Elle, n’est pas la même, son cœur lourd, sa vie basculée. La dernière fois qu’elle a pris cette rue, son destin entier se dessinait devant elle, limpide, certain. Désormais, elle est hantée par les doutes, le contrôle qu’elle a exercé jusqu'à peu sur sa vie lui échappant d'avantage chaque jour. Elle n’est pas habituée, au fait de n’avoir aucune prise sur son avenir, de ne pas pouvoir prévoir exactement quelles sont ses prochaines étapes. Elle n’est pas habituée à être aussi perdue, aussi dépourvue face à sa propre existence, à ne plus savoir quoi faire de sa vie, de son temps libre. Ses pieds s’arrêtent devant la porte vitrée mais elle ne la pousse pas, observe un moment l’homme qui lui serre habituellement ses cafés. Peut-être que même si tout a changé, peut-être que même si les conditions sont radicalement différentes, cet instant peut rester le même. Elle pousse la porte, se dirige vers le comptoir pour s’adresser à Angelo, dont le visage familier lui donne un instant d’apaisement. « Bonsoir, » commence-t-elle, et avant de dire sa commande habituelle, elle relève les yeux vers la carte, qu’elle a pourtant parcouru des centaines de fois, sans jamais changer. Son regard s’arrête sur une boisson qui l’a toujours intriguée, sans qu’elle ne ressente encore le besoin de l’essayer. « Est-ce que je peux avoir un mocha au philtre de paix, s’il-vous-plaît ? » Sa voix se casse sur la fin de sa phrase, sans qu’elle puisse l’empêcher, réalisant alors que son ton est bas, bien plus bas que d’habitude. Elle baisse les yeux pour chercher son porte-monnaie, s'interrompt quand il prend la parole à son tour. « Iseline…? » Elle ne s’attend pas à ce qu’il prononce son prénom, prise de court d’abord, avant de se souvenir qu’elle lui a donné à de nombreuses reprises pour que ses commandes. Son entourage actuel n’utilise que son surnom, puisque c’est comme ça qu’elle se présente, et entendre quelqu’un utiliser Iseline la surprend, la ramène inévitablement à ses parents. « Ça va ? » enchaîne-t-il. Elle ne répond pas immédiatement, surprise par la question, encore perturbée par le fait que l’interaction ait déviée de ses attentes. Elle ne sait même pas comment y répondre, son premier réflexe étant de dire oui, par habitude, même si elle ne le pense pas. « Oui, ça va et vous ? » Elle s'éclaircit la gorge, essaye de reprendre de la contenance.  « C’est vrai que je ne suis pas venue depuis un moment, » se sent-elle obligée d’ajouter. Elle essaye de contrôler son ton, d’employer le même qu’elle a toujours utilisé avec lui. « Je suis désolée, il est tard, j'espère que vous n'étiez pas sur le point de fermer ? » Elle se sent encore obligée de prétendre, surprise que quelqu’un s’inquiète pour elle, surprise de ne pas être qu’une cliente de plus pour lui, qu’une voix parmi tant d’autres qu’il oublie aussitôt qu’il l’a entendue. Elle essaye de se raccrocher à ce qu’elle avait imaginé, de retrouver une habitude, quelque chose de son ancienne routine, exactement comme dans son souvenir. Mais elle oublie que cet instant ne peut pas rester le même, si tout le reste a changé.


i'm only whatever you make me
and you make me more and more a villain every day. well, if you're a hater, then hate the creator, it's in your image i'm made.
Angelo Borghese
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Si sa commande m'a surpris, je n'en ai rien laissé paraître. Mon attention s'est surtout portée sur sa présence et son identification. Et sur le son de sa voix, inquiétant parce que différent, parce qu’elle s’est cassée vers la fin de sa phrase. Je prononce son prénom et l’interroge, sans m’attendre forcément à une réponse sincère. « Oui, ça va et vous ? » Ce fameux oui prononcé si souvent, autant par mes clients que par mes patients, même quand il n’est pas sincère. Les premiers ont l’excuse de ne voir en moi qu’un barista, et de ne pas avoir envie forcément de me déballer leurs problèmes dès les premiers mots. Les seconds ont le motif de ne pas toujours vouloir être dans mon bureau. Pour Iseline, c’est probablement la première option. Ou alors, elle va vraiment bien et c’est moi qui me suis inquiété pour rien, pendant ces semaines sans l’entendre. Cette option me semble néanmoins peu probable : les gens attachés à une habitude la change rarement sans raison et cette raison est souvent douloureuse. « C’est vrai que je ne suis pas venue depuis un moment. » J’hoche la tête dans un signe d’assentiment, sans que mon geste soit un reproche. Je m’attendais à ce que sa présence dans mon café apaise mon inquiétude : ce n’est pas le cas. Je délaisse mon chiffon pour me rapprocher de la machine à café, la démarche assurée, les gestes habitués. « Je suis désolée, il est tard, j'espère que vous n'étiez pas sur le point de fermer ? » Plus maintenant. Je ne l’affirme pas à voix haute. Je ne compte pas lui dire que j’ai prolongé l’heure de fermeture depuis quelques soirs, dans l’espoir qu’elle vienne. Je ne veux pas la rendre mal à l’aise et c’est le genre d’actes que tous ne comprennent pas. Je suis si habitué à côtoyer des tas de gens différents, aux problèmes divers, que j’ai tendance à ajuster mes méthodes et mes approches. Dans ce cas-ci, c’est le soucis qui m’a guidé. Je ne suis pas un homme de routine, mais la familiarité de certaines habitudes me font du bien. Et entendre la voix de cette cliente dont je ne sais rien, tous les matins à la même heure, faisait partie de mes habitudes. Cette habitude s’est rompue, creusant un étrange vide et laissant une question en suspens.

Je dépose une tasse à l’emplacement adéquat sous les buses de la machine, répondant d’une voix douce : « Le Nordstjernen est toujours ouvert pour ceux qui en ont besoin. » C’était et c’est encore la mission de ce café. J’ai peut-être prolongé dernièrement les heures de fermeture, mais ce n’est pas la première fois que je le faisais. À certaines périodes de l’année, surtout l’hiver, je dépasse souvent les heures prévues, lorsque la situation l’exige et lorsque les gens ont davantage besoin d’un endroit où se reposer. Je reprends : « Tu peux me tutoyer. J’ignore ton âge, mais si je me fie à ta voix, il ne doit pas être trop éloigné du mien. À moins que j’aie l’air à ce point vieux, sans le savoir. » Un sourire moqueur s’étire sur mes lèvres, alors que j’enclenche la machine. Son ronron se fait rassurant, alors qu’une base de chocolat chaud se déverse dans la tasse. Je ne crois pas avoir l’air si vieux, mais je n’ai aucune certitude. La dernière fois que j’ai pu me regarder dans un miroir remonte à trop loin. J’ai probablement de nouvelles rides, depuis l’époque, mais si le résultat avait été catastrophique et saisissant, mes sœurs m’auraient prévenu. Je tourne ma tête en direction de l’endroit où je crois qu’Iseline se trouve, demandant : « C’est la première fois que tu demandes un mocha au filtre de paix. Tu veux quel dosage ? Faible ou élevé ? » Aucun jugement dans ma voix, même si cette question n’est pas anodine ; elle me permet généralement de mieux évaluer l’état de mes clients. Ce n’est pas seulement pour le plaisir ou le loisir que j’offre des boissons spéciales à ceux qui viennent ici. Lorsque j’ai créé le café, j’avais passé plusieurs heures assis à une table, à réfléchir sur la meilleure façon d’identifier ceux qui auraient besoin d’aide, mais n’osent pas en demander. Certaines personnes n’oseront jamais approcher d’eux-mêmes un psychomage : ils pourront par contre, bien plus facilement, commander une boisson au filtre apaisant dans un café, dans l’espoir d’adoucir leurs problèmes. Est-ce le cas d’Iseline…? Instinctivement, sans que cet instinct ne repose sur aucune base logique, j’espère que non.
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