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I sat in regret for all the things I've done | Angelo (fb)
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Magni Hammarskjöld
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GÖTEBORG Livet är en kamp, ​​du måste förbereda dig för striden

I was lost in the pages of a book full of death. And on I read until the day was gone. And I sat in regret for all the things I've done

@Angelo Borghese   | 13 décembre 2019 - Fin de soirée/début de nuit
 


Mêlés aux effluves d'alcool, les odeurs me semblent moins difficiles à supporter. A moins que ce ne soit mon nez qui ne sente plus grand chose après la dernière bière qui roule dans gorge. Il faut dire que c'est important de s'hydrater quand on est malade, et mon œsophage est désagréablement râpeux depuis le réveil lointain de ce matin. J'ai résisté depuis les premières neiges, mais j'ai fini par succomber aux froids scandinave. Peut-être une histoire de perte d'habitude ou de mauvaise gestion de ma garde-robe pas encore réadaptée au pays. Quoi qu'il en soit ces marica de virus ont fini par m'avoir, donnant à ma voix des tonalités plus graves que celles de mes colères. Et rien n'est plus efficace pour tuer ces microbes qu'une bonne rasade d'alcool. Et du thym et du citron. J'avais pris une bière avec une rondelle de cet agrume dedans, c'était bien pour ça que j'étais entré dans le bar. Pas du tout pour trouver refuge dans le fond des verres et oublier la lourdeur de ce mois de décembre qui ne parvient pas à me tirer hors de mon état morose. Les années d'avant j'arrivais à mettre octobre et novembre derrière moi pour Yule et ne pas m'appesantir trop longue dans leurs souvenirs. Mais cette année j'ai du mal. Je ne parviens pas à m'ôter de la tête qu'en revenant ici, je les abandonne une deuxième fois. Ce qui est franchement con, je le sais, surtout avec l'éclaircissement lucide de cette quatrième pinte vide, mais l'impression reste là, à tinter en sourdine. L'homme en face de moi se lève après m'en avoir vaguement averti, des larges sourires sur ses lèvres, des yeux brillants qui semblent ravis de la soirée passée et mon propre sourire qui lui répond. Un chouette collègue ce Pavlov, pas méchant, mais peu vaillant. Surtout quand il s'agit de suivre ma descente bien solide dans un bar après une journée de travail. Depuis mon arrivée en juin et ma prise de fonction, j'apprends peu à peu à connaître mes nouveaux collègues et je dois avouer qu'ils sont pour la plupart de compagnie agréable. Et malgré sa piètre tenue alcoolique, Pavlov répond très souvent présent quand je cherche quelqu'un avec qui aller étancher mon mal être dans un coin de comptoir. Du moins quand Markus n'est pas disponible, comme ce soir. Un éclat tendre perce mes iris lorsque l'image de mon meilleur pote se dessine dans ma mémoire, ce qu'il m'avait manqué ce con. Sa présence au quotidien est revenue combler tant de vides...J'ai l'impression d'être revenu ce gars insouciant qui n'a rien d'autre à faire de sa vie que profiter de ses conneries et de son amitié. Le monde autour peut bien se déchirer, tant qu'il prend chaque perche que je lui tends pour égayer nos journées d'un humour saisissant, l'espoir demeure. D'un geste de main je salue l'auror qui s'éloigne, évoquant pertinemment sa journée de travail de demain pour justifier sa fuite avant que la soirée ne devienne ingérable pour lui.

Mes yeux le suivent distraitement alors qu'il quitte le bar et que le silence de ma solitude roule contre mon épiderme. Un silence relatif, perdu dans le brouhaha ambiant des convives alentours. Le verre vide tangue entre mes doigts, mon regard se perd dans le fond de mousse blanche qui s'écume contre la paroi, l'esprit qui part à la dérive sur des Ocean aux effluves vanillés. L'odeur est donc toujours bien là, caressant mes narines, effleurant les souvenirs, glissant sur les blessures. Mon dos heurte la chaise et la tête bascule en arrière, paupières mi-closes, et le sourire s'efface. J'ai besoin d'une dernière bière.

La pinte claque sur le comptoir dans un rictus amusé. « La même chose por favor. » L'accent roule dans une voix rocailleuse qui n'appartient qu'aux microbes et m'arrache un raclement de gorge. Gonorrea frío. L'espagnol ne perce jamais autant dans mon suédois que lorsque je suis alcoolisé, comme ce soir. Je pourrais gommer toute aspérité de ces années passées en Colombie et retrouver mon phrasé d'avant, mais j'aime bien la petite touche personnelle que cela m'apporte. Et puis ça fait rire Markus. Ce serait donc dommage de le priver de ce nouvel élément de moquerie. Je lui dois bien ça. Après toutes ces années d'absence.
Dans un grave « Gracias » délivré de toute conscience du mélange des langues qui s'opère dans mon cerveau, et avec un clin d’œil j'attrape la nouvelle pola fraîche aux reflets sombres, avant de repartir vers ma table, et de me laisser lourdement tomber sur la chaise dans un grognement. Ce n'est que lorsque je tente de déposer le verre sur la table que je réalise que je ne suis pas revenu à la place que j'occupais précédemment, à moins que le corps allongé dessus ne soit venu s'y poser pendant mon absence. Etonné, je glisse un regard circulaire, mais ne trouve aucune autre table libre qui pourrait correspondre à celle que j'avais en tête. Est-ce que je suis à ce point embrumé dans mes microbes que j'ai pas gardé en mémoire la forme de la table que j'occupais ? Avec Pavlov, on avait pris une table de deux, carrée. Il me semble ? Non ? A moins que ce soit la plus large là-bas sur la gauche ? Mes épaules se haussent dans un signe net de non importance, l'essentiel étant la bière qui roule dans ma gorge, la chaise posée sous mes fesses, et l'absence de responsabilités pour la soirée. La madre étant en vacances à la maison pour voir su nieto, rien ne me retient de savourer cette bière-là comme il se doit. Même si un homme roule distraitement sa tête visiblement alcoolisée vers moi. Un ricanement sombre file entre mes lèvres, arrachant quelques tiraillement dans ma gorge que je calme aussitôt d'une nouvelle rasade de liquide frais. « Tu vas tenir une belle guayabo toi demain matin güevon. » Mon regard cherche le sien tout en sachant pertinemment que cela ne sera pas d'une grande utilité car Angelo ne verra aucun des éclats luisants qui percent mes iris. Et c'est peut-être mieux ainsi, parce que sous les effets de l'alcool, le contrôle de mes émotions se fait largement la malle, laissant percevoir le trou béant des vides qui aspirent mes forces. Les mains libres de la bière posée devant moi, les doigts jouent distraitement avec un petit étui de cuir allongé qu'ils ont tiré d'une poche de ma veste, et d'où s'échappe une forte odeur de vanille à laquelle je ne fais même plus attention. « Tu veux un tinto ? Si tu comptes rester sur ma table, je peux aller t'en chercher un. » D'un geste de jambe, je ramène une chaise vide près de moi, y déposant sans gêne mon pied pour me donner plus de contenance, et éviter de couler trop en arrière dans ma propre assise. Toujours inconsciemment, suivant des pensées fantômes, les doigts tirent une cigarette de la pochette de cuir, s'amusant à la faire rouler entre eux. C'est un des gestes qu'elle faisait tout le temps quand les soucis ombrageaient ses yeux. Marica de mémoire sensorielle. Mon regard finit par glisser vers les gestes mécaniques et un éclair plus noir illumine mes iris. Ca me fait chier de me retrouver une fois de plus dans les mêmes spirales et je range la cigarette dans un enchainement de gestes secs et nerveux. La colère flambe, portée par l'alcool. La rage de la douleur qui refuse de partir. Cinco años y la misma vieja basura. L'amertume parsème ma langue de son goût de terre. La gorge se racle, piquante, et la raison plonge dans un florilège de souvenirs ternes. Les vagues du manque se font moins lourdes au quotidien, pourtant ce soir elles me frappent avec leurs forces étouffantes. J'ai plus mal vécu les anniversaires de cette année que je ne le pensais, cela ne fait plus aucun doute. Cette foutue impression de les abandonner, de fuir les souvenirs de leurs absences me tord l'estomac et un infime souffle de nez acide m'échappe tandis que je plonge mes lèvres dans la couche de mousse blanche. « Que Gonorrea...» Les insultes se noient dans un murmure sombre alors que je me désaltère une nouvelle fois sans me soucier des silences qui s'étirent autour de moi. Après tout Pavlov parti, je ne cherche pas réellement d'autre personne pour me faire la conversation et la présence d'Angelo sur la chaise à côté de moi n'est qu'une affaire de hasard non résolu : qui de nous deux a pris possession de la table de l'autre ?




Although I felt like giving up It's not the road I chose
Angelo Borghese
Angelo Borghese
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Cette date m’est insupportable. Certains comptent les jours qui les séparent d’un mois honni, moi je les compte les bouteilles, les éclats de rires absents et les nuits qui ne se terminent jamais. Je déteste tous les 13, qu’importe où ils sont situés dans le calendrier. Ils me rappellent tous le même événement, la même détresse, les mêmes images, et je les fuis dès le lever du soleil, jusqu’à ce que l’alcool m’enivre au point où je ne l’imagine pas se coucher.

Aujourd’hui ne fait pas exception à la règle et je suis déjà dans un état bien avancé. Combien de verres ai-je bu ? Aucune idée. Mes serveurs savent qu’il vaut mieux ne pas me déranger lors de cette journée et tous ceux que j’ai croisé ont fui à mon approche…Ou alors c’était les clients qui fuyaient. Difficile de différencier, mes capacités à reconnaître les voix sont bien moins exacerbées lorsqu’autant de vodka coule dans mes veines. Une chose est certaine : la soirée se terminera bientôt, si je me fie à l’animation du bar, signe que la vie nocturne n’en est pas à ses débuts.

Je ne cherche à parler à personne. J’évite les gens, les tables – ou plutôt je crois les éviter, mais mes jambes prétendraient peut-être le contraire – avec une détermination quasi absurde. Les heures s’écoulent, pas assez vite pour moi. Demain, une nouvelle journée commencera. Un autre moment rempli de vide, d’obscurité, de rien. Un autre vingt-quatre heures sans mon fils, sans ma vie, sans ma vue. Je me demande parfois pourquoi je continue, alors que l’existence m’a montré avec détermination qu’elle ne voulait pas de moi. Des pensées rapides, toujours vite écartées ; dans mon cœur embrumé, il y a les cent histoires de mes anciens patients, qui me convainquent de continuer. Sauf que tout est flou, lointain, comme une autre destinée. Et certains soirs, comme aujourd’hui, je ne parviens qu’à me dire qu’errer ainsi, sans autre but que d’enivrer tout Göteborg, n’est pas digne de l’homme que je prévoyais être. Cette pensée est toutefois aussi fugace que toutes mes autres prises de conscience ; elle s’enfuit sous le brouillard éthylique, celui qui fait sourire, qui fait rire, qui invente des couleurs derrières des yeux qui n’en voient plus.

Je ne sais pas trop à quel moment je me suis échoué sur une chaise, la tête entre les mains. Ou les mains entre la tête ? La première option me semble plus plausible. Mon verre est resté sur le comptoir du bar,  et c’est plus par lâcheté que par conscience d’avoir trop bu que je ne retourne pas le chercher. Trop est relatif, de toute façon. Et je ruminerais probablement mes pensées pendant encore un bon moment, si un son ne m’en extirpait pas. Quelqu’un s’est vraisemblablement installé sur une chaise, envahissant mon espace. Fort heureusement pour lui, ou pour moi, l’alcool me rend habituellement plus jovial que désagréable. Je roule une tête probablement hagarde vers lui, tentant d’identifier la voix qui me répond :   « Tu vas tenir une belle guayabo toi demain matin güevon. » Je note les mots espagnols, cherchant dans ma banque de vocabulaire. Je parle la langue de façon acceptable, mais cette acceptabilité est plutôt variable selon mon taux d’alcoolémie. Le type – je l’identifie comme tel, vu la voix rocailleuse, mais je peux me tromper – n’a théoriquement pas tort. J’aurai une belle gueule de vois demain, mais avoir une gueule de bois, c’est encore vivre et continuer de me lever, malgré tout. C’est vaillamment, ou lâchement, selon les perspectives, accepter d’errer dans l’obscurité un jour de plus, sans ceux que j’ai aimé, sans être celui que j’ai été. « Tu veux un tinto ? Si tu comptes rester sur ma table, je peux aller t'en chercher un. » J’hoche ma tête lourde, dans un signe d’approbation, sans envisager que je peux me foirer dans ma traduction. Un verre de rouge me semble une bonne idée, même si je sais que mon bar n’offre que de vin de mauvaise qualité. Mon nez se plisse, alors qu’un raclement de chaise contre le sol me signale que mon interlocuteur a décidé de se mettre à l’aise. Je cherche à identifier l’arôme que je perçois, mettant plus de temps qu’à l’accoutumé, l’esprit trop enfumé. Caramel ? Noisette ? Quelque chose de sucré, mêlé à du tabac…Vanille. Ça me rappelle que je n’ai pas fumé depuis quelques heures, déjà. L’autre se racle la gorge et je redresse ma tête, pour fixer mes yeux vides dans sa direction. On m’a déjà dit qu’ils ressemblaient à du verre cassé, comme une photo colorée qui aurait été floutée.  « Que Gonorrea...» Cet espagnol semble de très bonne humeur. Ça m’arrange.  Fêter avec des personnes qui dégoulinent de bonheur, c’est bien pour se changer les idées. Mais partager sa table avec quelqu’un qui a aussi des malheurs, c’est rencontrer un étranger qui devient un peu plus connu. «  C’est une journée exécrable pour toi aussi ? Une voix pâteuse, trop moqueuse pour les paroles prononcées. De fait, je n’adore pas que les autres vont mal. J’ai ce réflexe, encore présent même si engourdi, d’aider ceux qui m’entourent et de vouloir les questionnersur ce qu’ils ressentent, pour leur permettre de poser des mots sur des émotions niées. Sauf que ce réflexe, je tente de l’ankyloser avec le reste. Un propriétaire de bar n’en a pas besoin. « Je dis pas non pour le verre de rouge, se bevi con me. » Je ne me demande pas s’il parle ou non italien. S’il se permet des mots de sa langue, je m’en donne aussi l’autorisation. Je me demande quel endroit il vient. Espagne ? Mexique ? Je me renfonce contre ma chaise, la tête un peu plus penchée vers l’arrière, sans plus me donner la peine de feindre de le regarder. « Tu partages les cigarettes ? Je dirai pas au propriétaire du bar que tu fumes à l’intérieur. » Une plaisanterie. Je ne l’ai pas entendu ranger la cigarette, dont la senteur a éveillé mes sens et je n’ai pas conscience de toucher à quelque chose qui dépasse le tabac. Même si je le savais, j’aurais peut-être prononcé cette phrase tout de même. J’ai toujours été adepte des phrases qui provoquent une réaction plus viscérale que celles qui ne semblent exister que pour entretenir des conversations vides.
Magni Hammarskjöld
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@Angelo Borghese   | 13 décembre 2019 - Fin de soirée/début de nuit
 


Partager sa table avec un type lourdement alcoolisé c'est risquer de se retrouver dans une discussion sans suite logique, mêlée de rires ridicules et de situations improbables, ou bien d'avoir un moment d'introspection personnelle pendant que l'autre fini par rouler et ronfler sur ou sous la table. Quand l'homme prend enfin la parole, son visage presque hagard tourné vers moi, je le range presque immédiatement dans la première catégorie dans un grognement interne. J'aurais pas été contre la solitude sombre d'un mutisme d'orage.  «  C’est une journée exécrable pour toi aussi ? » Le ricanement qui lui répond est tant pour le ton de sa voix que pour l'euphémisme de sa question. Même si en l'occurrence ce n'est pas tant la journée que les semaines. Les mois. Les années. Au lieu de répondre immédiatement je porte ma bière à mes lèvres, noyant dans l'alcool la nécessité de reprendre la parole avant de déposer le verre bruyamment sur la table et de constater que ma descente de celui-ci est encore plus rapide que celui d'avant. « Je dis pas non pour le verre de rouge, se bevi con me. » Mes sourcils se froncent immédiatement et je darde un regard interrogateur vers Angelo cherchant à faire des liens un tant soit peu logiques dans sa phrase et les miennes. Il me semblait lui avoir proposé un café et non du vin. Intriguée, ma main vient gratter la barbe, faisant monter une large bouffée de vanille dans un froncement de nez. Mes doigts sont imprégnés de l'odeur de tabac à force d'en avoir roulé le cylindre contre leur épiderme. Soudain les liens se font entre les mots en langue étrangère, proche de l'espagnol et éloigné à la fois. Portugais ? Non, les sonorités sont plus chuintantes. Italien peut-être. Dans tous les cas une langue latine suffisamment proche pour que je puisse en saisir le sens sans en parler un mot. Du moins je crois comprendre. C'est peut-être bien la première fois que j'entends le gars parler autre chose que du suédois en tout cas, et mon cerveau, bien que légèrement ralenti, fini par supposer le plus logique des causes à effet : j'ai dû parler espagnol. Ce qui éclaire tout aussi logiquement la méprise si le barman parle aussi bien espagnol que moi l'italien. Je ricane une nouvelle fois, à retardement, portent un regard amusé sur l'homme qui se recule dans sa chaise, la tête en arrière, les yeux flous portés ailleurs et nulle part à la fois. « Tu partages les cigarettes ? Je dirai pas au propriétaire du bar que tu fumes à l’intérieur. » Une question annodine, que n'importe qui aurait pu légitiment poser mais qui me prend au dépourvu. Les doigts qui tapotaient distraitement sur le coin de la table s'arrêtent et le regard jette un regard brûlant vers l'étui posé devant moi. Il est aveugle mais probablement aussi clairvoyant de son environnement que tous ceux qui ont développés leurs autres sens pour compenser. Le cœur hésite, et la mémoire ravive des souvenirs dans une flambée douloureuse. J'entends sa voix qui perce les limbes, son rire qui éclate contre le verre, ses gestes qui donnaient toujours l'impression d'être mesurés et précis même prise sous le coup du hasard.
Les doigts tapotent désormais l'étui de cuir, avant de faire sauter l'attache et de ressortir l'une des cigarettes aux effluves sucrées. Les lèvres se pincent, le cœur hésite encore un peu, avant de céder à l'impulsion qui aurait été la sienne.  « Je fume pas mais sers-toi. » Même si en de rares occasions il m'arrive de faire griller le tabac moi-même et de chercher dans ses bouffées des miettes de son souvenir pour me lover dans les fumées de cette vie qu'on n'aura jamais. Ce futur qui n'existera plus que dans nos discussions passées. Nos rêves de demain, à jamais enfermés dans la terre d'hier. D'un geste lent, je lui tends la cigarette avant de me rappeler qu'il ne peut pas voir ma main tendue dans le vide au-dessus de la table. Dans un soupire je la dépose entre ses doigts, avant d'agripper ma bière d'une main qui voudrait se mettre à trembler.  « De toute façon ça sent déjà un peu trop la vanille partout, quelques bouffées de plus pourront plus me faire de mal. » L'alcool me fait ricaner vertement avant d'avaler une longue, trop longue, gorgée de bière. « Qué idea más tonta estos olores...» Je marmonne une nouvelle fois dans ma bière sans prendre conscience de prononcer ces pensées à voix haute.  « Je te proposais un café parce mais si le patron confond avec du vin rouge, je comprends mieux son état. » Le rire arrache des piques de douleur dans ma gorge irritée occasionnant une quinte de toux rauque qui m'oblige, toujours la même raison, à descendre une nouvelle gorgée, entamant ainsi la deuxième moitié de la pinte. « Ceci-dit avec un peu de chance le vin rouge sera plus efficace pour faire passer la soirée jusqu'à demain. » Parce qu'il faut bien se lever demain et reprendre le dessus sur les vagues qui déferlent dans mon âme ce soir.  « Je reviens dans deux minutes, t'avises pas de partir avec ma pinte en mon absence gringo. » D'un geste bourru et probablement plus dur que je ne le voudrais je me redresse, reprenant la route du comptoir pour passer une nouvelle commande et remporter le tout avec l'aide du serveur qui dépose les deux tasses de café pendant que je porte le plus habilement possible, deux vins rouges.
A peine revenu je reprends ma position initiale, dos coulé sur le dossier, pied sur la chaise d'en face, et regard sombre.  « Dans le doute, j'ai pris les deux. » Une simple phrase, avant de porter un regard presque nerveux vers la cigarette qu'il tient entre ses doigts. « On fait toujours plein de rencontres intéressantes en partageant ses clopes Magni, j'y peux rien. Je sais pas refuser quand on me demande. » Elle devait avoir raison, sans doute. Pourtant moi ça me tend plus les nerfs qu'autre chose d'observer un quasi inconnu tirer sur des cigarettes qu'elle fumait si souvent. Parce que la mémoire est trop prompt à faire surgir de trop nombreuses images en superposition. Gonorrea merdia. Mes sourcils se froncent malgré moi et je me force à détourner le regard pour ne plus la voir sourire derrière les volutes de fumée.




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Angelo Borghese
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Mon univers se compose de sons : raclement de chaises et de gorges, mots chuchotés ou criés, chaussures vernies sur un parquet ciré ou soulier sur les pavés. Je hais mon état avec le dédain de celui qui refuse la réalité ; j’abhorre mes yeux qui m’ont abandonné. Mais j’ai dû m’habituer, que je le veuille ou non, à ce que les tableaux de mon quotidien soient différents de ce qu’ils étaient. Les miens ne sont plus peints avec des couleurs et des traits, mais avec des bruits, des variations de tonalité, des rythmes. Tout comme un type lambda remarquerait qu’une personne dans son champ de vision vient d’en disparaître, je remarque que le tapotement des doigts de mon interlocuteur sur le coin de la table s’est brusquement interrompu à ma question. Et je suis peut-être ivre, mais je ne suis toujours pas con – quoique – et j’avais trop l’habitude d’analyser les gestes non-verbaux de mes patients pour ne pas faire aucun lien. Ma demande l’a probablement dérangé. Pourquoi ? Si j’étais dans mon cabinet, je poserais des questions pour refléter ce changement d’attitude. Sauf que je ne suis pas dans mon cabinet, je suis dans un foutu bar, soûl, sans vue, et ce mec n’a pas signé pour une thérapie.

Les doigts reprennent finalement leur danse sur une autre surface, dans un son plus atténué. L’étui de cigarettes, peut-être. Ou le sous-verre. « Je fume pas mais sers-toi. » Le mouvement de son bras au-dessus de la table m'échappe dans le brouhaha ambiant, mais j'entends bien son soupir, alors que la cigarette est déposée entre mes doigts. Un rictus crispe mes lèvres, alors que je me retiens pour ne faire aucun commentaire devant cette charité non-nécessaire. Je préfère encore tâtonner maladroitement de tout côté pour trouver ce que je cherche que de me le faire mettre entre les doigts comme un gosse ou un handicapé. Selon Madée, c’est simplement pour m’aider. Une charité dont je n’ai rien à foutre et qui m’agace prodigieusement à chaque fois, qu’importe de qui elle provient et les raisons derrière. L’enfer est pavé de bonnes intentions, il paraît ; je suis clairement en train de le vivre sur terre. « De toute façon ça sent déjà un peu trop la vanille partout, quelques bouffées de plus pourront plus me faire de mal. » Je note les derniers mots, fronçant les sourcils, sans rétorquer immédiatement, alors qu’un rire au son acidulé échappe à mon Espagnol. J’ai décidé que ce sera son surnom pour ce soir, ça lui va bien. « Qué idea más tonta estos olores...» La traduction prend un moment à se faire, le temps d’une seconde ou deux. Un sourire teinté d’amertume s’étire sur mes lèvres, alors que l’autre reprend : « Je te proposais un café parce mais si le patron confond avec du vin rouge, je comprends mieux son état. » Un café, pas un vin rouge… Perplexe, je laisse mes yeux errer vers lui, me foutant entièrement qu’il puisse voir ces miroirs glacés qui ne reflètent plus rien. Mon espagnol est peut-être un peu rouillé, mais n’est normalement pas si mauvais. Comment ai-je pu inverser les deux mots…? Je suis loin d’envisager que mon interlocuteur puisse venir de Colombie et j’hausse finalement les épaules, abandonnant l’idée de comprendre. Vin rouge, café, même résultat. Ça réchauffe le cœur, mais ça ne changera rien à mon état pitoyable. Le rire de l’autre semble provoquer une quinte de toux rauque et je me fais la réflexion qu’il aurait bien besoin d’une pastille. J’enraye toutefois l’idée, comme si je pouvais remiser la partie la plus charitable de moi. « Ceci-dit avec un peu de chance le vin rouge sera plus efficace pour faire passer la soirée jusqu'à demain. » La journée est donc exécrable pour lui aussi. Pourquoi ? Je n’ai jamais trouvé de consolation dans l’exposition de malheurs mutuels, mais j’en trouve encore moins lorsque je suis face à un client qui me relate tous les bonheurs de sa vie. Surtout lors d’un jour comme celui-ci, où je ne peux faire autrement que de penser à tout le bonheur qui m’avait été annoncé et qui m’a été arraché brusquement. « Je reviens dans deux minutes, t'avises pas de partir avec ma pinte en mon absence gringo. » Ce serait mon genre. Je pourrais feindre de ne pas avoir vu qu’il ne s’agissait pas de la mienne.

Je l’entends se redresser et s’éloigner, alors que je glisse la main dans ma poche pour en extirper un briquet. Certains sorciers allument leurs clopes avec leur baguette ; j’ai toujours trouvé que c’était équivalent à se servir d’une rame pour faire cuire sa soupe. Une métaphore un peu foireuse, mais qui fait momentanément du sens, dans mon crâne embrumé. J’allume donc la cigarette ; l’odeur de vanille se fait bien plus forte que celle que j’avais perçue. Je tire une bouffée, que j’expire silencieusement, sans savourer quoi que ce soit. Je fume par habitude, de la même façon que je bois maintenant sans réfléchir. Tout est bon pour m’occuper les mains et l’esprit, et oublier, l’espace de quelques minutes, toutes ces choses à lesquelles je ne veux pas penser. Mais il y une autre raison, en cet instant, qui me pousse à vouloir pousser la fumée sucrée dans l’espace environnant ; comprendre un peu mieux ce type. C’est plus fort que moi, même si je ne veux pas me mettre en mode analyse. Des pas se rapprochent et deux sons sourds m’indiquent que des tasses ont été déposées sur la table ; mon Espagnol est vraisemblablement revenu. J’entends deux chocs plus ténus sur la surface de bois, puis le raclement d’une chaise. « Dans le doute, j'ai pris les deux. » Une alternative qui me semble très convenable. J’aspire une nouvelle bouffée, inhalant la fumée, avant de déposer mon poignet contre la table, laissant la cigarette répandre ses volutes que je ne peux qu’imaginer. « Un café ne changera pas grand-chose vu l’état dans lequel je suis. J’espère que le serveur ne t’a pas fait payé, il sait normalement que j’invite ceux qui sont à ma table. » Même quand il ne s’agit pas vraiment de ma table. J’ai tendance à les choisir au hasard, ce qui ne m’empêche pas de faire parfois preuve d’une mauvaise foi incroyable sur le sujet, selon l’identité de la personne qui me fait face. J’avance ma main vers l’avant, frôlant les doigts de l’inconnu, avant de toucher le verre froid d’une coupe. Le vin, très certainement. Cigarette d’un côté, contenant de l’autre, j’avale une trop longue gorgée dont je ne détecte plus le goût, avant d’aspirer une nouvelle taffe. Un tableau glorieux, vraiment. Mon rire s’échappe avec aigreur lorsque je dépose la coupe sur la table : « Tu sais, ce qui fait le plus mal, ce ne sont pas les odeurs. C’est de n’en avoir aucune à se rappeler. » La phrase me semblait incroyablement plus sensée dans mon esprit que prononcée à voix haute. La mémoire sensorielle…Celle qui concerne mon fils me semble un gouffre béant et vide, qui me tord le cœur lorsque je m’y attarde. J’ai connu son odeur, pendant les premières semaines qui ont suivi sa naissance. Sauf que je ne savais pas que je devais en profiter, je ne savais pas que je devais savourer chaque bouffée pour me l’imprimer dans la peau, j’ignorais que je regretterais de ne pas avoir davantage caressé ses cheveux après un bain, que je me maudirais de ne pas avoir profité du parfum de son cou, lorsqu’il dormait. Et de tous ces moments disparus à jamais, de toutes ses possibilités que j’avais de son vivant et dont j’ignorais l’importance, il ne me reste rien. Je ne me souviens plus de son odeur, et personne, non personne bordel, ne pourra jamais me la souffler dans la figure. Je tire une énième bouffée, trop longue, qui m’arrache une toux rauque, juste avant que je n’écrase nonchalamment la cigarette contre la table. Le meilleur des propriétaires, vraiment. Pour m’excuser, je dis : « C’est pas grave, je verrai pas les traces de brûlures. » Ce qui n’est pas totalement faux et m’apparaît très logique. Je laisse le mégot en place, tout en grâce et en finesse, alors que je reprends comme si je n’avais pas interrompu mon discours : « Souffrir à cause de la mémoire sensorielle, c’est quand même souffrir parce qu’on a des souvenirs. J’voudrais avoir cette chance. J’voudrais avoir l’opportunité de sentir son odeur encore une fois, même si ça me foutrait en l’air. Ça peut pas être pire que présentement, de toute façon. » J’oublie toujours que l’alcool me rend incroyablement prolixe en histoires sur ma vie. Je n’ai pas la vodka méchante ; j’ai la vodka bavarde. J’ai aussi le vin moqueur et la bière ricaneuse. En somme, tout ce que je bois ne me transforme assurément pas en type mystérieux et très sérieux. Je m’appuie contre ma chaise, posant mes yeux inanimés sur mon interlocuteur : « Ça te remet quoi en tête ? » Rien d’important, j’imagine. Une ancienne petite-amie, peut-être ? Ou le plat préféré que lui faisait sa mère ? Les gens qui viennent abuser de la bouteille dans ce bar se trouvent parfois des raisons absurdes, plutôt que d’admettre qu’ils veulent simplement noyer leur esprit. Je ne peux que les comprendre. Je tente d’étouffer le mien tous les jours depuis que ma vie m’a été arrachée. J’ai peut-être eu le courage de continuer à avancer, après sa mort, suivant un phare dans l’espoir qu’il me tirerait des ténèbres, mais toutes les lumières se sont éteintes, et je ne feindra pas de les voir.
Magni Hammarskjöld
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I was lost in the pages of a book full of death. And on I read until the day was gone. And I sat in regret for all the things I've done

@Angelo Borghese   | 13 décembre 2019 - Fin de soirée/début de nuit
 


Je remarque la cigarette, allumée. J'aurais eu du mal à prétendre ne pas le faire vu qu'il l'a tient de mon côté de la table, presque tournée vers moi. Les volutes sucrés me narguent de leurs formes vaporeuses. Un infime pincement de nez et un revers de main qui passe sous ce dernier dans un reniflement amer. Peut-être bien que je préfère quand c'est moi qui prétend les fumer, finalement. La langue passe contre les gencives avant qu'un rictus mauvais ne se plaque sur mes lèvres un peu plus alcoolisées qu'elles ne le devraient. « Un café ne changera pas grand-chose vu l’état dans lequel je suis. J’espère que le serveur ne t’a pas fait payé, il sait normalement que j’invite ceux qui sont à ma table. » D'un geste d'épaule je regarde en arrière vers le comptoir où le serveur est retourné s'occuper des autres clients du bar avant d'hausser les épaules. Je crois que j'ai payé ? Peut-être. Est-ce que je paye mes verres depuis toute à l'heure ? Sans doute, j'ai juste pas de souvenir précis qui me vient tellement le geste est naturel. Quelques pièces tirées des poches qui teintes devant moi, un verre vidé plaqué sur le bois, et un rapide échange de paroles. Sans doute que j'ai payé, je suis pas assez habitué des lieux pour être ce genre de gars à qui on sort une ardoise quand c'est nécessaire. Un haussement d'épaules plus tard je suis de nouveau face à Angelo qui a attrapé un des verres de vin et est en train d'en avaler une bonne rasade. Je suis son mouvement, attrapant ma pinte pour éviter de mélanger les différents goûts d'alcool. La bière se boit trop vite de toute façon, le vin arrivera bien assez tôt entre mes doigts. Depuis la courbe du verre, je le vois aspirer une nouvelle bouffée de tabac et le regard se fait plus sombre. Heureusement qu'il ne voit rien finalement, je me permets de laisser l'alcool prendre les commandes de mes gestes parasites. Le rictus amer s'accentue quand la bière retrouve la table et que ma main fraîche se pose contre la mâchoire pour gratter distraitement la barbe. Son rire résonne comme pour souligner ce trait qui décore mon visage. « Tu sais, ce qui fait le plus mal, ce ne sont pas les odeurs. C’est de n’en avoir aucune à se rappeler. » Sa phrase me prend au dépourvu si bien que mon geste s'arrête dans un regard intrigué. Ma tête se tourne légèrement pour observer son expression. Mais derrière les flous artistiques de l'alcool, il m'est difficile de savoir si c'est de la tristesse ou de l'amertume. Les deux ? A moins qu'il parle de quelque chose de plus terre à terre. Est-ce qu'il a perdu l'odorat en plus de la vue ? Je me demande bien quel type d'accident il a croisé...J'attends une suite qui ne vient pas, il se perd dans ses propres pensées, probablement, et les miennes cherchent dans sa phrase un écho à mes propres réflexions. Je suis pas certain de partager son avis. Me prendre des claques à chaque odeur de vanille qui filtre dans la rue ou en croisant un inconnu, n'est pas mon passe-temps favoris. Je pensais naïvement, qu'en inhalant cette odeur souvent, je finirai par m'en lasser, ou tu du moins parvenir à la sentir sans avoir cette pointe douloureuse qui transperce mon âme. Mais non, même cinq foutues années après, mon cœur s'affole toujours autant entre fol espoir d'apercevoir sa silhouette derrière une personne portant un parfum vanille dans ses cheveux. Cinq foutues années et toujours les mêmes douleurs qui ne passent pas, qui ne s'atténuent pas, qui résistent au temps et à mes efforts pour oublier. Et en même temps, je sais que je n'ai pas envie d'oublier. Inconsciemment j'hoche la tête. Peut-être bien qu'il a raison, que je préfère me prendre des claques que d'oublier cette odeur-là aussi. Parce qu'en réalité j'ai déjà oublié tout le reste. L'odeur de sa peau au réveil, chaude de sommeil et de rêves. L'odeur de ses vêtements, la douceur de sa peau, presque le son de sa voix, la façon qu'elle avait de prononcer certains mots espagnol. J'oublie tout, irrémédiablement. Je savais que ça arriverait, parce que de plus loin encore dans ma mémoire sensorielle, j'ai oublié, terriblement oublié, l'odeur de ses cheveux de bébé. Il y a des choses qu'aucune pensine ne peut conserver. Et c'est peut-être mieux ainsi. Sans quoi je n'aurais jamais été capable d'avancer.

A mon tour perdu dans mes pensées je ne remarque sa cigarette écrasée sur la table que lorsqu'il la mentionne lui-même : « C’est pas grave, je verrai pas les traces de brûlures. » Sa remarque m'arrache un court ricanement grave et rocailleux. J'aime bien son humour. Peut-être parce qu'il est plus rond qu'un tonneau, ou que je suis passablement bien alcoolisé encore et que je continue de m'abreuver. Peut-être parce qu'il est tout simplement naturellement porté sur l'humour grinçant. Va savoir.  « Souffrir à cause de la mémoire sensorielle, c’est quand même souffrir parce qu’on a des souvenirs. J’voudrais avoir cette chance. J’voudrais avoir l’opportunité de sentir son odeur encore une fois, même si ça me foutrait en l’air. Ça peut pas être pire que présentement, de toute façon. » Je ne sais pas de qui il parle, mais visiblement lui aussi à quelques drames cachés derrière l'écran voilé de ses iris floues. J'écoute, attentif, la rancœur mêlée de douleur qui passe à travers ses phrases tout en continuant de descendre la bière qui empli mon âme plus efficacement que tout le reste. C'est une belle connerie la mémoire et les souvenirs, je n'ose imaginer ce qu'il doit traverser. Perdre la vue doit déjà être une épreuve que je ne lui envie pas, perdre un être cher, une route trop longue à traverser. Mon propre chemin est interminable. Mes hiboux sans destinataire écris ces dernières semaines me trainent encore dans l'arrière du crâne. Des mots jetés sur des papiers, toute une liasse de parchemin au fil des années, trop nombreuses, destinés à n'être jamais lus. Moi-même je ne les relis pas. Je les cachettent, les empilent, les enferment, pour ne jamais remettre le nez dedans. Un jour, peut-être, quand les années seront moins lourdes, je parviendrais à refaire le chemin arrière de ce deuil qui me prend encore au dépourvu. Comme ce soir, stupidement.  « Ça te remet quoi en tête ? » Je comprends qu'il parle de la cigarette, après tout faut pas être un grand détective pour avoir saisi qu'elles m'évoquent en effet, des choses peu plaisantes, que je ne peux pourtant pas m'empêcher de chercher. Je finis ma gorgée avant de lui répondre dans un soupire, posant un regard narquois dans ses yeux qui ont roulé vers moi. « Ca me remet les idées en place. T'as raison, ça me fait au moins ça à me rappeler. Pour pas penser que j'ai oublié tout le reste. Mais à choisir j'aurais préféré une autre odeur. C'est de la mierda de se prendre des claques de souvenirs non désirés de façon gratuite. » Je ricane, amer, froid, avant de secouer la tête. « Marica ! C'est con de les avoir gardé alors que je fume même pas. Mais ça me fait du bien. Des fois j'en allume une, surtout à cette période de l'année. C'est un peu comme retrouver un peu d'elle. Avec le temps c'est devenu une douleur réconfortante. T'sais, le genre de trucs qui te font du mal mais que tu as presque plaisir à retrouver. Moi c'est ça. Et après je lui parle de ce futur qu'on avait prévu de faire ensemble. Enfin je lui parle pas vraiment. J'écris d'ailleurs plutôt. Un truc que je fais depuis S...» La voix se bloque quand je réalise ce que l'alcool a posé sur ma langue. Un arrêt net qui me fait battre le cœur trop fort et me racler la gorge. Je bois avec le reste de bière, le prénom qui ne devrait jamais sortir à haute voix. Comment j'ai pu me laisser embarquée aussi loin aussi facilement ? La main frotte le visage pour chasser les plis de consternant qui s'y sont incrustés avant que je ne reparte dans un ricanement morne. « No se nada de ti. Mais il y a des prénoms qui même, quatorze ans après, sont toujours impossible à prononcer. » Je secoue la tête avant d'attraper le verre de rouge et d'un humer la surface. Une forte odeur de tanin prononcé annonce une qualité médiocre qui me fait grimacer et reposer le verre sur la table.  « C'est à cause de ces odeurs perdues que t'es venu t'échouer sur ma table ? L'alcool c'est pas mal pour oublier parfois, mais perso ça me fait juste tourner en boucle leurs visages dans le crâne et au réveil je sais pas si c'est la guayabo ou leur absence qui me fou le plus mal à la tête. » La combinaison des deux sans aucun doute. Mon choix se porte cette fois sur le café dont la chaleur contraste avec la fraîcheur du verre de bière. Une rapide première gorgée qui diffuse un arôme correct dans ma gorge, ravivant quelques piques d'irritation au passage. « Ouais, finalement c'est des soirs comme aujourd'hui qui me font avancer plus loin. Avec la douleur comme promesse de jamais les oublier. » Un éclat de douleur tendre perce dans mon regard qui s'est détaché d'Angelo pour aller fixer un peu invisible au loin. Tandis que les doigts passent délicatement sur le rebord de la tasse chaude comme pour souligner le cercle vertueux et infini de cette double réalité. Accepter de plonger certains jours dans l'océan vide de leur présence, c'est ressortir avec le sel et les embruns de leur souvenir et les porter avec moi, vers l'avant et vers ces futurs qu'elles n'auront jamais mais que j'accepte de vivre pour elles. C'est fou ce que l'alcool me fait dire comme conneries à un gars que je connais à peine. Que je connaissais vaguement à une époque, que je ne connais plus vraiment aujourd'hui, si ce n'est pas son bar et leurs rumeurs autour de son nom.




Although I felt like giving up It's not the road I chose
Angelo Borghese
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GÖTEBORG Livet är en kamp, ​​du måste förbereda dig för striden
« Ca me remet les idées en place. T'as raison, ça me fait au moins ça à me rappeler. Pour pas penser que j'ai oublié tout le reste. Mais à choisir j'aurais préféré une autre odeur. C'est de la mierda de se prendre des claques de souvenirs non désirés de façon gratuite. » Je ne peux qu’approuver sa dernière phrase. Les réminiscences qui nous prennent par surprise, auxquelles on ne peut pas se préparer, frappe au centre de l’âme avec une force tétanisante. Elles peuvent transformer une journée ensoleillée en soirée orageuse, elles peuvent faire faner des fleurs qui commençaient à peine à éclore. Elles te prennent aux tripes et t’obligent à fermer les yeux, une seconde ou deux, pour endiguer les battements d’un cœur précipité, l’impression d’étouffer et la respiration trop saccadée. « Marica ! C'est con de les avoir gardé alors que je fume même pas. Mais ça me fait du bien. Des fois j'en allume une, surtout à cette période de l'année. C'est un peu comme retrouver un peu d'elle. Avec le temps c'est devenu une douleur réconfortante. T'sais, le genre de trucs qui te font du mal mais que tu as presque plaisir à retrouver. Moi c'est ça. Et après je lui parle de ce futur qu'on avait prévu de faire ensemble. Enfin je lui parle pas vraiment. J'écris d'ailleurs plutôt. Un truc que je fais depuis S...» Je constate que sa voix se bloque sur une lettre sifflante qui ne s'achève pas. Qu'allait-il dire ? J'ai toujours posé beaucoup de questions aux gens, mais c'est davantage pour m'intéresser à eux que par curiosité personnelle. À quoi bon savoir le drame dans la vie de quelqu'un, si c’est uniquement pour se complaire d'avoir l'information ? Dans le passé, j'interrogeais pour aider, pas pour assouvir un orgueil de connaissance. Maintenant, je n’ai plus vraiment le même fonctionnement. Je questionne abondamment mes clients, pour les faire parler, pour tuer le temps, pour m’oublier dans la vie de quelqu’un d’autre, en enterrant la mienne sous des litres de mauvais vin et des tonnes de paroles vaines. L'homme se racle la gorge et un ricanement morne vient rajouter une ponctuation à une phrase qui n'en avait pas :  « No se nada de ti. Mais il y a des prénoms qui même, quatorze ans après, sont toujours impossible à prononcer. » J’hoche la tête d’un air entendu, même si on ne pense très certainement pas à la même chose. Le prénom de mon fils, je ne le laisse jamais filer sur mes lèvres. Je le tais aussi dans mon esprit, comme si ça pouvait limiter les dégâts. Mais lui, à qui fait-il allusion ? Ma théorie d’une simple rupture avec une ancienne petit-amie fait bien moins de sens. Je retrouve trop dans ses propos le type d’insinuations qui visent un thème en particulier. Celui qui sent la terre, les larmes et l’obscurité.

J’entends le verre qui quitte la table, avant d’y être reposé trop vite pour avoir été dégusté. S’il a choisi l’abstention, c’est probablement une bonne décision. Le Magnifica, vin bon-marché, n’aide pas trop aux maux de crâne le lendemain.  « C'est à cause de ces odeurs perdues que t'es venu t'échouer sur ma table ? L'alcool c'est pas mal pour oublier parfois, mais perso ça me fait juste tourner en boucle leurs visages dans le crâne et au réveil je sais pas si c'est la guayabo ou leur absence qui me fou le plus mal à la tête. » J’hausse les épaules sans répondre immédiatement, tout en portant mon propre verre à mes lèvres. J’en avale une trop longue gorgée, qui n’éveille aucun goût.  « Ouais, finalement c'est des soirs comme aujourd'hui qui me font avancer plus loin. Avec la douleur comme promesse de jamais les oublier. » Charmant, comme vision. Poétique, même. Mais est-ce qu’on aurait pas pu signer à la place un parchemin de non-oubli, avec des souvenirs à volonté, sans avoir le cœur qui se serre à chaque pensée qui vole trop bas, parce qu’elle ne peut pas aller plus haut rejoindre les disparus ? Je ricane, sans méchanceté : « L’idéal, ce serait quand même de pouvoir ne pas oublier, sans souffrir. » Conserver seulement le meilleur : les reminescences. Mais c’est utopique, parce qu’elles aussi font incroyablement mal. Ce n’est pas une question de durée ; trois semaines avec un petit être, c’est trois semaines de rêves, où on construit un futur, trois semaines où on apprend à aimer et à vouloir protéger coûte que coûte celui qui berce nos nuits. Je reprends, plus amer : « M’fin, dans mon cas, y’a pas grand-chose à oublier, de toute façon. » Un autre rire m’échappe, grinçant, juste avant que je laisse de nouveau l’alcool couler dans ma gorge. Ma coupe vide est reposée sur la table, tandis que je poursuis : « Je me souviens même plus de ces traits. Je me souviens de la douleur, ça oui cazzo. Et de sa main…Mais tout le reste est flou. Normalement, les gens peuvent au moins regarder des photos, mais moi…Faut croire que la vie voulait me faire chier jusqu’au bout. » Un autre regret à rajouter à la liste. J’ai peut-être oublié beaucoup de choses le concernant, mais je n’ai rien oublié de ce que je ressentais, en le tenant contre moi. Et ce que j’ai éprouvé, aussi, quand il est décédé. Sauf que même si c’est bien charmant, de me rappeler l’amour que j’éprouvais à son égard et qui n’a servi à rien, j’aimerais mieux me remémorer avec précision ce à quoi il ressemblait.

Je m’appuie encore plus confortablement contre la chaise, fermant les paupières. Un geste réflexe, qui ne change strictement rien à ma réalité. Mes doigts glissent sur la table à la recherche du café, sans le croiser. Mon sourire s’agrandit, plus cynique qu’amusé : « Le seul avantage d’être aveugle, c’est que c’est plutôt tranquille niveau claques indésirables. Je vois pas les bébés et c’est pas le genre de clientèle que j’attire dans mon bar. » Et c’est réellement un avantage, pour moi. Les premiers jours après son décès, me balader dans la rue était totalement insupportable. Voir les gens rire, sourire, continuer de vivre, s’amuser et vagabonder, alors que je ne pensais qu’à ma perte, était intolérable. Je me rappelle m’être fait la réflexion que c’est impressionnant, tout ce qu’on peut faire en même temps qu’on porte le deuil de son enfant, sans que personne sache qu’on a perdu quelqu’un à qui on tient. J’aurais voulu m’isoler loin du monde, des gens, des visions et des images de ce que je ne connaitrai pas. Après mon accident, la présence des tout-petits est devenue moins problématique.

Un bruit de porcelaine contre la table me signale que je risque de foutre la tasse par terre dans quelques secondes si je ne fais pas attention. J’arrête mon mouvement, glissant mes doigts  contre l’anse, tandis que j’affirme : « C’est à cause de l’alcool que je t’accueille gentiment à ma table, ouais. Je suis là tous les soirs, à chercher une raison pour continuer, sans jamais la trouver. Mais j’suis têtu, je vais continuer de creuser. Et de cuver. Lascia perdere. La phrase faisait plus de sens dans ma tête. » Un sourire qui ne respire pas la sobriété s’étire sur mes lèvres, avant que je ne leur impose un café. Chaud, peut-être un peu trop, mais surtout réconfortant. Mon sourire disparaît, mes traits se font plus sérieux alors que je demande : « Quatoze ans hein…? Elle est morte ou vous avez seulement rompu ? Et pourquoi t’as dit les ? » Il pourrait me remballer à ce stade, ce serait mérité.
Magni Hammarskjöld
Magni Hammarskjöld
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@Angelo Borghese   | 13 décembre 2019 - Fin de soirée/début de nuit
 


L'alcool commence à engourdir légèrement mes sens, et je me demande vaguement comment, déjà, je suis passé d'une pola avec un collègue à une conversation sur ma gestion des souvenirs liés aux deuils. Visiblement en accueillant Angelo alcoolisé à ma table. Un Angelo qui semble avoir besoin de parler et qui, sans le savoir, a débloqué mon propre besoin sur la question. Les occasions pour moi sont trop rares, les personnes au courant peu nombreuses ici, et généralement cela fait partie des conversations que les gens évitent de lancer. La mort et la perte mettent les autres mal à l'aise. La peur de mal dire, de faire un faux pas, de réveiller des peines qui, pourtant, se guérissent dans leurs histoires racontées. Peut-être est-ce de la pudeur mal dosée, mais parfois, comme cette année, je déteste ce silence qui entoure Ocean. Au lieu de me préserver, cela n'a fait qu'accentuer son absence ajoutant l'impression amère qu'elle n'existe plus dans la mémoire des autres. « L’idéal, ce serait quand même de pouvoir ne pas oublier, sans souffrir. » Je hoche la tête, simplement, oubliant que l'homme ne peut pas voir ces infimes expressions physiques, avant de faire glisser mes doigts sur la surface chaude de la tasse de café. Sa phrase s'étire dans ma tête, et plus j'y pense, moins je suis d'accord avec. Peut-être est-ce le temps qui finit par transformer ma vision des choses, surtout concernant ma fille et sa vie achevée avant même d'être commencée. Souffrir fait partie de leurs souvenirs. L'accepter c'est avancer, aussi. « M’fin, dans mon cas, y’a pas grand-chose à oublier, de toute façon. » Je fronce les sourcils en reportant mon regard sur l'homme, cherchant dans ses traits amers une réponse à mes questions. Pourquoi n'aurait pas grand-chose à oublier ? Même si son deuil, car je commence à bien saisir qu'on parle de la même chose en filigrane, date de sa cécité, je suis certain qu'il a de quoi se faire suffisamment de souvenirs autres que visuels, des gens qu'il rencontre. Je l'observe donc rire et finir son verre de vin, tout en continuant de faire courir un doigt sur le rebord de ma tasse.  « Je me souviens même plus de ces traits. Je me souviens de la douleur, ça oui cazzo. Et de sa main…Mais tout le reste est flou. Normalement, les gens peuvent au moins regarder des photos, mais moi…Faut croire que la vie voulait me faire chier jusqu’au bout. » Encore faut-il en avoir, des photos. Un éclair sombre traverse mon regard, les regrets perlent en lueurs noires, une amertume jamais exprimée, jamais dire, à personne. Une bille d'acier lancée sur Alva il y a longtemps, quatorze années en arrière. Elle avait refusé toute photo, toute trace tangible de cette vie essoufflée dans une première et dernière expiration. J'avais respecté son choix, tous l'avait fait, je n'avais pas eu mon mot à dire, mais il serait faux de dire que je n'en garde aucune blessure. On pourrait dire que tous les nouveaux-nés se ressemblent mais c'est faux, là aussi. Je n'ai rien d'elle. Rien d'autre que ce mince filet argent, fil d'un souvenir émoussé par la douleur, qui survit dans un flacon près de la pensine. Souvenir trop précieux que je n'arrive presque jamais a regarder. J'aurais préféré une photo, elle aurait eu le mérite de ne pas me plonger dans le souvenir précis du drame. Mes doigts quittent la tasse pour se poser à plat sur la table, claquement sec et nerveux d'un geste lourd d'alcool qui engourdit ma perception de mes forces et de mon toucher. Mes yeux restent obstinément fixés sur Angelo, je remarque son sourire quand sa main part à la recherche de sa tasse sans la trouver. Est-ce du cynisme envers lui-même ? Ou un réel amusement de la situation ? Je ne le connais pas assez pour juger de sa gestion de son handicap et je me contente de darder un regard plus intrigué sur son visage. Je ne savais pas qu'il était passé lui aussi par tout un tas d'épreuves un peu trop marquantes ces dernières années. Comme quoi, pas besoin d'aller se perdre en Colombie pour que la vie se permette de vous en mettre plein la tête. « Le seul avantage d’être aveugle, c’est que c’est plutôt tranquille niveau claques indésirables. Je vois pas les bébés et c’est pas le genre de clientèle que j’attire dans mon bar. » Mon cœur se serre en même temps que mes poings dans un seul souffle qui se bloque dans ma gorge. Un bébé. Tout fait soudain sens, même dans mon esprit embrumé par les bières précédentes. Ma tête se secoue légèrement dans un sourire froid. Je ne pensais pas qu'on était aussi proches de parler d'expérience commune et une compassion plus que sincère se déverse dans mon âme envers lui. Mon regard s'est adoucie, et mes poings se déserrent une fois passé le coup de la surprise. Est-ce que c'est récent ? J'imagine que oui, bien que dans ces cas-là toute notion de temps soit subjective. Un récent s'étire sur plusieurs années, toujours trop nombreuses et rapides à la fois. J'avais traversé les cinq premières années du deuil de Syn en me réveillant chaque matin avec la sensation que son décès ne datait que de quelques semaines. Voire quelques jours. Mais au bout du compte, ces jours-là avaient formé des années, et la douleur s'était muée en peine. Le raz-de-marée devenu fleuve doux et infini, qui coule dans mes veines au rythme de ma vie. Quand ais-je sensé de détourner le regard de chaque ventre rond, de chaque poussette ? De serrer les dents à chaque pleurs de nourrisson ou à chaque annonce de naissance ? De fermer les yeux devant chaque poing rond levé dans ma direction ? Je ne saurais dire. Trois ou quatre ans peut-être. Quand le cerveau s'est débloqué, amenant d'autres peines et d'autres sources de douleurs dans le visage d'enfants inconnus. Angelo fini par trouver son café, manquant de faire tomber la tasse de la table et en profite pour reprendre la parole. « C’est à cause de l’alcool que je t’accueille gentiment à ma table, ouais. Je suis là tous les soirs, à chercher une raison pour continuer, sans jamais la trouver. Mais j’suis têtu, je vais continuer de creuser. Et de cuver. Lascia perdere. La phrase faisait plus de sens dans ma tête. » Je ricane dans un raclement de gorge toujours aussi piquant. J'aime son humour grinçant, je ne sais pas si c'est que l'effet de l'alcool ou s'il est toujours aussi cynique, mais c'est le genre que j'apprécie chez quelqu'un. Cette conversation me fait étrangement plus de bien que celle d'avant avec Pavlov. Un type sympa, mais pas le plus pertinent pour mon humeur du jour. Je m'en rend compte seulement maintenant, et porte la tasse chaude à mes lèvres dans un rictus narquois. Le liquide chaud coule dans ma gorge irritée et je retiens une grimace de douleur avant de la reposer sur la table et de glisser mes doigts dans les boucles sombres de mes cheveux. « Quatoze ans hein…? Elle est morte ou vous avez seulement rompu ? Et pourquoi t’as dit les ? » Mon sourire s'étiole peu à peu et mes mains restent prisonnières de mes cheveux, se serrant même l'une à l'autre au-dessus de mon crâne dans un soupire. Je ne réponds rien, pas immédiatement, laissant l'alcool digérer les informations qui viennent de s'engouffrer dans mon crâne. Distillant ses questions personnelles et intimes qui, en temps normal, m'auraient fait bondir dans un orage d'énervement électrique. Mais peut-être que ses propres aveux, à demi-mots, me mettent dans une perspective plus douce et compréhensive. Peut-être que pour la première fois, j'ai envie de besoin d'en dire plus à une oreille étrangère capable de comprendre l'indicible. Peut-être. Les dents jouent distraitement avec la joue et le silence s'étire. L'alcool fait luire mes iris de reflet humide et je finis par me redresser sur ma chaise pour poser une main ferme sur l'épaule d'Angelo. Contacte rapide, entre la claque amicale et une pression de soutien. Du genre qu'on se fait entre potes pour se manifester un sentiment de compréhension. Ou entre gars un peu bourrés qui s'apprêtent à commander une dernière tournée. « Oye parce des raisons il y en a plein. J'ai mis un peu de temps à trouver la mienne la première fois, mais j'ai fini par comprendre. Je dois vivre la vie qu'elle aura jamais. Sabes quand on est ceux qui restent, on devient un peu les gardiens des espoirs et des futurs qui étaient les leurs. Je les porte en moi avec l'idée de pouvoir offrir à d'autres ce qu'elles ont pas pu faire. Marica ce que je raconte comme connerie ce soir. Je devrais pas parler de ça bourré, ça fait sens dans ma tête mais ça en donne aucun en mot. » Je ricane, vaguement conscient de laisser l'alcool de plus en plus perler dans la lourdeur de mes phrases teintées d'images qui ne sont claires que dans mon esprit. « Quatorze ans eso. Et c'est plus les bébés qui me plantent des coups dans le cœur, mais quand je croise des ados qui pourraient lui ressembler. C'est con, parce que j'ai foutrement aucune idée de à quoi elle pourrait ressembler aujourd'hui. Toi t'as des photos mais pas d'yeux, moi j'ai des yeux mais pas de photo. Mais ça m'empêche pas de projeter son image partout. Et en fait je crois que c'est aussi ça qui est beau, quelque part. Elle vit un peu a travers chaque enfant de son âge que j'ai croisé. Elle vit dans tous les autres, partout et nulle part. » Je me laisse porter par mes propres mots, glissant un sourire tendre sur mes lèvres tandis que mon regard se perd dans mes pensées. Ma main qui était restée sur son épaule retombe sur la table dans un son mat avant que je ne me recule sur ma chaise reprenant ma position d'origine. La tasse de café est à nouveau portée à mes lèvres et je souffle dessus avant d'en avaler une longue gorgée. Ma raison à du mal à retracer le fil de la conversation, se perd un peu dans la mémoire de ce qu'il m'a dit juste avant, si bien que je ne sais plus tout à fait ce qu'il m'a dit ou ce que j'ai déduis - possiblement faussement - de ses déclarations. « C'est pas la multiplicité des souvenirs qui les rend plus ou moins faciles à oublier t'sais. Ça change rien. J'aurais dis comme toi avant. Maintenant...A choisir, j'aurais préféré avoir une vie avec elle à me rappeler aussi. Pero no tengo nada. Solo esperanzas. » J'aurais tout donné, pour une heure, un jour, un mois. Une année. Pour un souffle de vie, même en sursis. J'aurais préféré avoir dix ans d'elle à revivre en boucle, parce que ça aurait été, malgré tout, dix ans de vie. « Heureusement j'ai l'infini des possibles à projeter. A travers moi, elle vit mille vies. Mais tu me demandais quoi ? Por qué las ? La vida es una hijueputa, listo ! » Je ricane, sombre, avant de tousser une fois de plus, rocaille dans des cordes vocales qui grésillent de plus en plus. « Que Gonorrea c'est du citron chaud que j'aurais du prendre au lieu de ton vin qui a l'air aussi piquant que ma gorge. » Je tousse encore un peu avant de finir ma tasse de café d'une gorgée qui fait autant de bien que de mal. « Celle des cigarettes, elle est morte aussi. Trop récemment pour que ça me fasse pas foutrement chier de sentir ses odeurs de vanille en mettant les pieds ici. » Je renifle, véritablement agacé par cette particularité du lieu qui me retient bien souvent d'en pousser la porte malgré son cadre attrayant. « T'as raison de continuer à chercher tes raisons, parce mais je suis pas sûr que ce soit dans l'alcool que tu les trouvent. » Mon regard se darde à nouveau sur lui, sans une once de jugement ni de pitié, mais avec une compréhension trop pleine de souvenirs. Ma drogue personnelle avait été, et est toujours, le travail, déraisonné, jusqu'à oublier les jours et les heures. Jusqu'à tomber dans dans un sommeil lourd sur un coin de table entre deux missions. C'était pas mieux, pas pire. Le plus difficile c'est de trouver des points d'ancrages extérieurs pour avoir la force de s'en extirper.






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Angelo Borghese
Angelo Borghese
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Je me fous des silences qui s’allongent, quand ils sont remplis par le rire des clients éméchés et le déni de ceux qui sont venus oublier. Je me laisse porter par les sons qui m’éloignent de la conversation, quelques courtes secondes, juste assez pour que l’esprit alcoolisé dérive, jusqu’à ce que la réalité me ramène de plein fouet à cette table, alors qu’une main se pose sur mon épaule. L’instinct du séducteur est très brièvement intéressé par la fermeté du geste, mais la lucidité du nageur qui coule derrière les brumes éthyliques ne se méprend pas sur l’intention : un signe de compréhension. J’espère que ce n’est pas le commencement d’un soutien indésirable. Je ne veux aucun soutien. À aucun moment. Je ne veux ni paroles compatissantes ni gestes charitables, je ne veux pas qu’on me plaigne, qu’on me prenne en pitié, qu’on tente de m’aider. Et j’espère que cet Espagnol, qui semble avoir vécu des épreuves similaires aux miennes, ne rentrera pas dans cet écueil. Chez les Borghese, on est orgueilleux. On vit, on survit, on racle le fond, on crève. On vient au secours des autres, mais on ne quémande rien pour nous-mêmes. « Oye parce des raisons il y en a plein. J'ai mis un peu de temps à trouver la mienne la première fois, mais j'ai fini par comprendre. Je dois vivre la vie qu'elle aura jamais. Sabes quand on est ceux qui restent, on devient un peu les gardiens des espoirs et des futurs qui étaient les leurs. Je les porte en moi avec l'idée de pouvoir offrir à d'autres ce qu'elles ont pas pu faire. Marica ce que je raconte comme connerie ce soir. Je devrais pas parler de ça bourré, ça fait sens dans ma tête mais ça en donne aucun en mot. » Un son rauque, à mi-chemin entre la sincérité et la moquerie, se superpose à son ricanement. C’est loin d’être drôle, pourtant, mais j’ai besoin de prendre un tel sujet à la légère pour ne pas qu’il puisse me faire mal. Je dois planquer la douleur derrière un rosier de rires, je dois aborder ce thème avec un boucliers de miroirs et d’auto-dérision. Cacher la souffrance, l’immoler, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un faux sourire, des blagues creuses et le néant d’un cœur qui refuse de battre trop vite. Je capte, par l’utilisation du pluriel, que mon interlocuteur parle de deux personnes. Comment peut-il encore avancer…?   « Quatorze ans eso. Et c'est plus les bébés qui me plantent des coups dans le cœur, mais quand je croise des ados qui pourraient lui ressembler. C'est con, parce que j'ai foutrement aucune idée de à quoi elle pourrait ressembler aujourd'hui. Toi t'as des photos mais pas d'yeux, moi j'ai des yeux mais pas de photo. Mais ça m'empêche pas de projeter son image partout. Et en fait je crois que c'est aussi ça qui est beau, quelque part. Elle vit un peu a travers chaque enfant de son âge que j'ai croisé. Elle vit dans tous les autres, partout et nulle part. » J'ébauche un rictus mitigé, alors que sa main quitte mon épaule. J'entends le raclement de sa chaise, tandis que je porte ma tasse de café à mes lèvres. La boisson passe mal, bloquée dans une gorge qui a du mal à avaler. Il a donc perdu un enfant, lui aussi. Depuis quatorze ans. Mon cœur se serre brièvement pour lui à cette pensée, parce que je connais de trop proche cette souffrance qu’aucun parent ne devrait vivre. Pourquoi est-ce qu’il n’a pas de photos…? À quel âge est-ce qu’elle est…?  Je ne partage pas sa vision – au sens littéral et figuré. Même à l’époque où je pouvais encore savourer les paysages,  je n’ai jamais eu l’impression qu’il vivait à travers les bébés que je croisais. Il était un fantôme, un absent, un vide, une béance, rien de tangible. Et si je pouvais voir les enfants de l’âge qu’il serait supposé avoir maintenant…Je me frotte les yeux à cette pensée, comme pour chasser une image désagréable. Imaginer d’autres gosses, qui parlent, chahutent, bougent, vivent, c’est simplement m’enfoncer dans sa disparition. Lui ne parlera pas, ne chahutera jamais et n’a vécu que pour mourir. « C'est pas la multiplicité des souvenirs qui les rend plus ou moins faciles à oublier t'sais. Ça change rien. J'aurais dis comme toi avant. Maintenant...A choisir, j'aurais préféré avoir une vie avec elle à me rappeler aussi. Pero no tengo nada. Solo esperanzas. » J’ai dit que la multiplicité des souvenirs les rendent faciles à oublier ? Peut-être bien, j’ai bu assez assez d’alcool pour marmonner quelques conneries. Je ne sais pas si ça rend l’oubli plus simple ou non. Je ne veux pas oublier et je n’ai pas grand-chose à me rappeler. J’ai des lambeaux, suffisants pour m’avoir permis d’entrevoir des bribes de bonheur, qui se sont déchirées en silence. Lui, n’a-t-il vraiment rien ? L’a-t-il perdue dès la naissance… ? Mes interrogations perceraient peut-être dans mes rétines si je voyais, mais rien ne passe dans mon regard vide, que j’ai de nouveau posé sur mon interlocuteur.

Ma tête tangue légèrement, sans que ma langue ne soit pâteuse. Je tiens trop bien l’alcool – ça me rend joyeux, bavard, mais pas entièrement débile. Malheureusement. « Heureusement j'ai l'infini des possibles à projeter. A travers moi, elle vit mille vies. Mais tu me demandais quoi ? Por qué las ? La vida es una hijueputa, listo ! » Je ne le contredirai assurément pas sur sa dernière phrase, même si l’ancien psychomage en moi aurait des réflexes différents. Il poserait des questions sur la signification des mots qu’il a employés et creuserait dans ce sens. Je le fais taire, comme je fais taire tout le reste, avalant une nouvelle gorgée de café, avant de déposer la tasse sur la table. Mille vies, à travers lui ? Connerie. Il ne peut vivre que la sienne ; celle qui a été perdue ne lui sera jamais rendue. Il tousse et je me demande ce que je ferais, si quelqu’un s’étouffait dans mon bar. Lui donner des coups de canne blanche peut-être ? « Que Gonorrea c'est du citron chaud que j'aurais du prendre au lieu de ton vin qui a l'air aussi piquant que ma gorge. » J’hausse les épaules, un léger sourire s’étirant sur mes lèvres alors qu’il tousse encore. S’il est malade et veut des soins, c’est chez un médecin qu’il aurait dû aller, pas dans un bar. Quoique…Depuis de nombreux mois, je confonds les deux.  « Celle des cigarettes, elle est morte aussi. Trop récemment pour que ça me fasse pas foutrement chier de sentir ses odeurs de vanille en mettant les pieds ici. » J’hausse les sourcils, alors que mes doigts se resserrent sur ma tasse. Je ne suis pas un homme froid ; je suis excessivement chaleureux et je n’ai jamais réussi à endiguer ma compassion et mon empathie. Malgré mon état, je suis encore trop sensible à ce que vivent les autres. Et ce qu’il me révèle m’atteint : deux morts, dont un enfant, c’est beaucoup. Un seul, c’est déjà trop.  « T'as raison de continuer à chercher tes raisons, parce mais je suis pas sûr que ce soit dans l'alcool que tu les trouvent. »  Je ne suis pas certain de les trouver tout court. La sobriété des premiers mois après l’accident me ramenait à la gueule tout ce que j’ai perdu : mon fils, ma fiancée, ma vue, ma vie. Mon existence s’est écroulée, pierre après fenêtre, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une charpente précaire sur laquelle je ne peux pas m’appuyer.  Si je dois marcher sur du verre, autant le boire avant. La douleur fera moins mal.

Je lève légèrement mon bras en hauteur, gueule un « Smörl ? » et agite mon index trois fois de façon circulaire. Un sifflement me répond, signe que le serveur m’a compris. Et qu’il m’a vu, surtout. Parfois, je dois refaire le mouvement tellement de fois que certains clients pensent que je suis bourré. Ce qui n’est jamais faux. J’abaisse mon bras, tournant inutilement ma tête en direction du type avec qui je parle : « J’recherche encore mon Nordstjernen. Comment on dit en espagnol ? Estrella del Norte j’crois ? Cette étoile qui brille le plus fort dans le ciel noir, et qui me fixera un but, une raison de continuer. » Je confonds peut-être les significations, je n’ai jamais été doué en astronomie. Ève aimait regarder le ciel la nuit avec ma sœur, Madée. Elles s’emmitouflaient dans d’épaisses couvertures lors des longues soirées d’hiver et se faufilaient à l’extérieur, sur le balcon ou dans notre cour. Après le décès de notre bébé, Ève a essayé de m’intéresser à sa passion. Elle me disait qu’une nouvelle étoile brillait dans le ciel pour nous, mais ça ne faisait que me meurtrir. Je m’en foutais, de ses étoiles qui brillaient. Tout ce que je voulais, c’était mon fils dans mes bras, mon fils auprès de moi, mon fils avec un cœur qui bat. Je reprends, aigre, sans pouvoir m’empêcher de jouer avec mon handicap : « Mais pour le moment, je la vois pas. Et je doute de plus en plus qu’elle existe. Vivre la vie qu’il aura jamais… Ça me parle pas. J’veux pas être le gardien de rêves qu’il n’a pas eu le temps d’avoir et du futur qu’il n’a qu’effleuré. Merda. Je voulais être le gardien de son sommeil, de ses premiers pas, de ses peurs. Je voulais être celui qui lui apprendrait à aimer les autres, qui lui montrerait la beauté du soleil qui se couche sur un lac et qui le prendrait dans ses bras dans les moments les plus durs, en lui murmurant que pleurer, c’est toujours valide. Sauf que j’y ai pas eu droit. Pendant trois semaines la vie m’a leurré, en me comblant d’un bonheur qu’elle m’a ensuite enlevé. Figlio di puttana.» Je me suis emballé dans mon énumération sans même en prendre conscience, la voix trop grave, trop enrouée, trop remplie d’une émotion que je n’essaie même pas de camoufler. Colère. Peine. Hargne. Je n’ai rien accepté, de ce qui est arrivé. Je suis bloqué sur le même stade depuis des années, sans vouloir en bouger, sans trouver la force de faire plus que de me lever, jour après jour, dans l’obscurité. Je reprends : « Ce dont je me souviens le plus de lui, ce sont les moments d’absence. Le berceau vide quand on est revenu de l’hôpital…Et son petit cercueil trop rempli. » Une pause. Le temps d’inspirer, d’expirer, de chasser la masse cloutée qui s’est formée dans la poitrine, compressant les poumons. Les larmes affluent, emplissent les yeux fantômatiques. J’ai la vague à l’âme et l’âme à la mer.

Ces putains d’images, je ne les ai pas oubliées. Je ne me rappelle pas des traits précis des visages de mes sœurs, je ne me souviens pas avec exactitude de la couleur des cheveux de mon fils, mais je me remémore avec trop de facilité cette journée fatidique, où les gens m’ont serré dans leurs bras avec pitié plutôt qu’avec joie, en me souhaitant « mes condoléances » plutôt que « félicitations ». Je passe ma main contre mes paupières, chassant les indésirables que je sentais contre mes cils, sans honte. Je n’ai jamais eu d’orgueil sur ce sujet. Mon deuil suinte de partout, comme des ronces qui empêchent toute possibilité de fuite. Je poursuis :   «  Je veux pas qu’il vive dans d’autres visages que je vois pas, j’veux pas imaginer ce à quoi il ressemblerait aujourd’hui. Je voudrais simplement pouvoir lui murmurer que je l’aime, et l’entendre me murmurer moi aussi papa. Je voudrais avoir plus de souvenirs de lui qu’une naissance et un décès, je voudrais me rappeler davantage de ses yeux éveillés que de la couleur de sa peau, quand on l’a trouvé… » La vie s’est payé ma gueule, sur ce coup. Elle ne m’a rendu aveugle qu’après, en me laissant des peintures à la fois trop vivantes et trop mortes en tête. Trop, oui, et pas assez. Trop de bleu, ce fichu bleu, ce foutu bleu, ce putain de bleu, cet enfoiré de bleu. Pas assez de rouge, de lumière, de nuances.

J’ai absolument besoin d’un autre verre.

Mon serveur, qui a le sens du rythme – ou qui tient à son travail – dépose au même instant deux verres sur la table, que j’entends claquer plus durement que nécessaire. Je sais qu’il fait exprès, pour me marquer leur emplacement, même si ça m’agace. Sauf qu’en cet instant, je me fous pas mal d’être agacé. J’ai besoin d’être distrait et je tends la main vers l’avant, poussant le premier verre très légèrement en direction de l’Espagnol, juste avant de m’emparer du second. Nonchalamment, comme si j’étais en train de parler d’un sujet léger, je désigne d’un signe de tête le verre que je tiens entre mes doigts :    « L’odeur de vanille, ce sont des gousses que je fais sécher, ça fait un excellent rhum. » Le vin est peut-être médiocre, mais le rhum est bon. Et c’est tout ce dont j’ai besoin, actuellement. Je m’enfile l’alcool en deux longues gorgées, reposant l’objet vide sur la table, avant de m’appuyer contre ma chaise, un long soupir s’échappant entre mes lèvres :  « J’suis loin d’avoir ton niveau d’acceptation. Si Ève était décédée en plus de mon fils, je serais déjà au fond du caniveau. Quoique vu comment notre histoire s’est terminée…Ta fille est décédée à quel âge ? » Une question qui ne se pose pas, normalement. Sauf que les convenances, je les emmerde.
Magni Hammarskjöld
Magni Hammarskjöld
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I was lost in the pages of a book full of death. And on I read until the day was gone. And I sat in regret for all the things I've done

@Angelo Borghese   | 13 décembre 2019 - Fin de soirée/début de nuit
 


Angelo lève soudain le bras le tournant son index sans direction précise en l'avant un « Smörl ? »  qui me fait lever la tête en dehors de notre table et jeter un regard circulaire. Derrière le comptoir le serveur siffle, probablement pour signifier que l'ordre a bien été intercepté, avant de se tourner hors de ma vue à la recherche de verres. Très probablement encore une fois. Je regarde mon propre café terminé et le verre de vin rouge trop plein avant de laisser un vague sourire alcoolisé glisser sur mes lèvres. Heureusement que je suis en jour de repos demain. Les collègues auraient eu le droit à une belle journée d'Hammarskjöld à lunettes à qui il ne vaut mieux pas adresser la parole, si ce n'est pour lui proposer de recharger sa tasse de café.

L'homme abaisse son bras avant de se tourner vers moi. « J’recherche encore mon Nordstjernen. Comment on dit en espagnol ? Estrella del Norte j’crois ? Cette étoile qui brille le plus fort dans le ciel noir, et qui me fixera un but, une raison de continuer. » Je hoche la tête pour souligner la bonne traduction, sans réaliser qu'il ne peut voir le geste instinctif. Je n'ai jamais été très porté sur l'astronomie, mais je connais l'expression. Cette idée d'avoir un objectif droit devant pour vous guider dans la nuit. Est-ce que c'est ce qui me motive personnellement ? Une étoile vers laquelle regarder là-haut ? Difficile à dire. Peut-être bien que c'est ce qu'Alva aurait dit. Mais mes propres croyances place les analogies ailleurs. « Mais pour le moment, je la vois pas. Et je doute de plus en plus qu’elle existe. Vivre la vie qu’il aura jamais… Ça me parle pas. J’veux pas être le gardien de rêves qu’il n’a pas eu le temps d’avoir et du futur qu’il n’a qu’effleuré. Merda. Je voulais être le gardien de son sommeil, de ses premiers pas, de ses peurs. Je voulais être celui qui lui apprendrait à aimer les autres, qui lui montrerait la beauté du soleil qui se couche sur un lac et qui le prendrait dans ses bras dans les moments les plus durs, en lui murmurant que pleurer, c’est toujours valide. Sauf que j’y ai pas eu droit. Pendant trois semaines la vie m’a leurré, en me comblant d’un bonheur qu’elle m’a ensuite enlevé. Figlio di puttana.» Un sourire perce à travers les éclats de douleur de ses énumérations. Un sourire doux, pâle lumière d'un printemps sans chaleur, encore perdu dans les brises froides de l'hiver. Je partage chacune de ses douleurs, de ces espoirs perdus, de ces rendez-vous qui n'existeront jamais. De cette vie, tant imaginée et rêvée, qui ne sera jamais qu'un point final abrupte. Et pourtant, de cet oasis secret où murmure milles promesses dans mon âme, c'est la douceur qui domine. Une éternelle pluie chaude de mousson, qui parfois embrume mes yeux et mon cœur, mais qui réchauffe autant qu'elle détrempe. Peut-être bien, qu'après tout, quatorze années ne sont pas de trop pour transformer l'ouragan tropicale en douce tempête. Pourtant je ne manque pas de rage, ni de sentiment profond d'injustice. Je n'ai aucun apaisement dans une fausse croyance de la réunion après la mort. Aucun espoir dans l'idée tordue qu'elle puisse me guider d'ailleurs. Elle est nulle part ailleurs qu'en moi, dans mes souvenirs, mes entrailles. Dans tout ce que j'ai imaginé d'elle et de notre vie. Je la porte, elle vit à mes côtés, pour toujours attachée à moi. Son vide est un compagnon qui ne me quitte jamais, si bien que part une force de gymnastique d'un esprit qui a cherché le moyen de ne pas sombrer, je ne suis jamais seul. Même dans la nuit polaire la plus froide, sa présence persiste, par ce simple manque, immense, qui ne s'estompera jamais. Et désormais, elles sont deux à battre leurs échos vide dans mon âme. Les deuils ne se ressemblent pas, ne se remplacent pas. Ils se multiplient et se redécouvrent. « Ce dont je me souviens le plus de lui, ce sont les moments d’absence. Le berceau vide quand on est revenu de l’hôpital…Et son petit cercueil trop rempli. » L'émotion palpable qui roule dans chaque inspiration, dans chaque mon qui traîne, chaque voyelle qui racle, finit par me serrer le cœur d'un mince pincement. Il souffre, d'une douleur que je ne connais que trop bien, et contre laquelle je n'ai aucune solution miracle. Aucun mot adéquat. Que ma propre expérience qui ne peut faire écho à la sienne. Ses yeux pleins de cette pluie qui trouve parfois les chemins creux des miens s'écoulent sur des joues meurtries de blessures invisibles. Mon propre regard se voile légèrement, tandis que les mêmes images se frayent un passage jusqu'à ma conscience. Ces images mêmes que je fais tout pour fuir le plus souvent possible. Si penser à Syn aujourd'hui est devenu supportable, presque réconfortant en un sens, revoir son corps à peine porté à la vie, déposé sans un souffle dans une si petite boite me coupe toujours l'air. L'apnée serre ma gorge, les poumons se figent comme les siens l'avaient fait. La douleur aigüe des remords coupables ravagent d'une pluie torrentielle le calme de mes pensées précédentes. Mierda. Mes doigts se crispent contre le bois de la table. La douleur de l'absence, j'ai finit par réussir à endiguer les tsunamis, oui. Mais la rage dévastatrice des feux de remords restent indomptables. Ceux qui brûlent mes entrailles depuis trop longtemps, incapable de consumer autre chose que mes nerfs. Le sentiment de responsabilité est pire que tout. J'en ai toujours voulu à Alva, avec toute cette force du désespoir de celui qui ne peut regarder la vérité en face sans en avoir le tournis. Mais la réalité intime est toute autre. L'esprit sait, lui, où se situe la faute.
Mes mâchoires se contractent et je détourne le regard, sentant des ombres trop lourdes percer dans mes yeux luisants. Et tandis qu'Angelo reprend la parole, je ne vois plus que les couleurs chatoyantes des rues colombiennes, et la noirceur de cette partie de mon deuil que j'explore le moins possible. «  Je veux pas qu’il vive dans d’autres visages que je vois pas, j’veux pas imaginer ce à quoi il ressemblerait aujourd’hui. Je voudrais simplement pouvoir lui murmurer que je l’aime, et l’entendre me murmurer moi aussi papa. Je voudrais avoir plus de souvenirs de lui qu’une naissance et un décès, je voudrais me rappeler davantage de ses yeux éveillés que de la couleur de sa peau, quand on l’a trouvé… » Ma mâchoire se contracte impulsivement, trois séries de trois pulsations, avant qu'un « Eso » ne s'échappe de mes lèvres dans un souffle. Un simple mot, qui vient appuyer tout ce qu'il vient de dire. J'aimerais me rappeler la couleur de ses yeux, à peine entrouverts, avant qu'ils ne ce soient fermés à jamais. J'aimerais avoir des images de ses sourires à me rappeler. Je n'ai que ceux des tuyaux qui tentaient, vainement, de maintenir un souffle qui ne trouvait aucun obstacle sur lequel s'accrocher. J'aimerais avoir des souvenirs de ses odeurs, sans les associer à celles médicales d'un hôpital moldu. J'aimerais me souvenir de sa peau, autrement que part le froid marbré de son épiderme diaphane. Un léger soupire d'une douleur profonde remonte, s'échappe, et se perd dans le claquement de verres qui résonne brutalement dans le silence de deux hommes qui étanches leurs souvenirs dans l'alcool. Deux presque inconnus, qui se découvrent une proximité insoupçonnée au détour d'une conversation anodine. Mon regard glisse vers les deux verres d'un alcool clair qui laisse sous-entendre des degrés plus élevés, ce qui n'est soudain pas pour me déplaire. Même le vin douteux me semble désormais plus attrayant. Tant pis pour demain. Tant pis pour la nuit qui m'attend. Au moins. Au moins oui. Je pourrais serrer Aren dans mes bras.  

Le verre glisse légèrement vers moi, poussé par la main du patron du bar et j'hoche la tête en signe de compréhension, incapable de me défaire des mes automatismes corporels malgré la cécité de mon interlocuteur.  « L’odeur de vanille, ce sont des gousses que je fais sécher, ça fait un excellent rhum. » On fait de bien belles choses avec la vanille, indéniablement. Même si beaucoup de choses me sont devenues désagréables les premières années, je recommence à retrouver certaines plaisirs gustatifs dans cet arôme sucré. Le rhum est très certainement celui qui est revenu le plus facilement. Et pourtant, c'était un de nos alcools préférés. C'est con comment d'une chose à l'autre, le deuil ne se manifeste pas de la même façon. A dire vrai, ça m'épuise souvent de chercher à en comprendre les mécanismes. La vérité c'est que je ne contrôle rien, que je subis tout, tout en aillant l'air de tout supporter. Cela fait partie des raisons pour lesquelles je ne suis revenu en Scandinavie. Ici, tout est plus facile à feindre. Rares sont les personnes qui connaissent l'existence d'Ocean, encore moins celle d'Aren. Ici je peux me napper de mensonges, de faux-semblant et fuir les regards chargés de compassion qui embrasent mes colères en un craquement d'allumette. Ici, il est plus facile de donner le change, et de retrouver la force de tout assumer. Et tout dissimuler. Suivant l'exemple d'Angelo, je porte le verre à mes lèvres, savourant la première gorgée de rhum dans une toux sèche que l'alcool irrite encore plus. Forcément. Une deuxième gorgée est plus salvatrice, apportant plus nettement la douceur de la vanille et le sucré du mélange qui vient réchauffer les cordes vocales. Pendant ce temps, l'autre homme a fini son verre et s'est reculé dans sa chaise visiblement satisfait de sa descente de boisson. « J’suis loin d’avoir ton niveau d’acceptation. Si Ève était décédée en plus de mon fils, je serais déjà au fond du caniveau. Quoique vu comment notre histoire s’est terminée…Ta fille est décédée à quel âge ? » Je ricane à son début de phrase. Mon niveau d'acceptation. S'il savait réellement ce qu'il en était. Est-ce que j'accepte réellement ? Non. Est-ce que j'ai le choix de continuer à avancer ? Non. Du moins j'ai fais le choix de ne pas estimer en avoir. Se donner le choix, c'est déjà assumer que personne d'autre sur terre ne mérite que je me fasse le choix de me battre. Et avant même Aren, il a toujours existé, des gens pour qui j'ai eu envie et besoin d'exister et d'avancer. Tous ces sentiments se mélangent, je suis pas le plus fin analyseur de mes propres pensées et émotions. Et l'alcool ne m'aide pas à y voir clair. J'ai l'impression de gérer, tout en camouflant la réalité sous une couche de force que je m'oblige à assumer parce que d'autres le méritent ? Mouais. Pas sûr que ce soit si fameux que ça. Fumeux à la limite. J'avale le reste du verre d'alcool chaud dans une grimace convaincue avant de le reposer, vide, sur la table et de me racler la gorge avant de reprendre la parole d'une voix toujours tiraillée. « Ton rhum est bon marica. » Et c'est sans doute ce qui a détourné mon attention du caractère déplacé de sa dernière question. Ca et le reste de la conversation précédente. L'esprit bien que de plus en plus floué par l'alcool, commence à sentir que je parle trop, sur un sujet dont je ne parle jamais. A personne. Et que ça commence doucement à me faire regretter de m'être lancé dans un tel déballage de vie personnelle. D'une intimité dont plus personne n'a connaissance aujourd'hui. A part moi. La solitude du drame, avec la culpabilité comme seule témoin. Une bien belle histoire à raconter. « Elle n'a pas vécu au-delà de son premier jour. Mes souvenirs d'elle seront à jamais lié à ceux de son décès. A cette fin sans même de véritable début. J'sais pas si j'accepte. J'ai toujours cette rage de l'injustice qui hurle à l'intérieur. Alimenté par une culpabilité qui n'a pas diminué avec les années. » Je sens ma voix se contraindre sous les mots qui se forcent à sortir, et ce n'est nullement l'effet de ma gorge en feu cette fois. Mais bien l'émotion qui y bloque tout. Mes bras se croisent sur mon torse dans une mise à distance qui devient de plus en plus nécessaire alors que la raison refuse soudain de s'enfoncer plus loin dans un récit qui ne devrait pas être sorti des limbes de ma mémoire. Je pousse un soupire avant de reprendre la parole :  « J'accepte pas tellement non. Encore moins aujourd'hui. Je hais ces gonorreas injusticias. Mais si je me laisse aller trop longtemps à les pleurer au fond de mon lit, j'ai la sensation de pas être à leur hauteur. De pas être à la hauteur de cette vie qu'elles ont pas, ou plus. Ca m'fou en rage de pas pouvoir partager toutes ces choses avec elles. Mais ça me donne pas le droit de me foutre en l'air pour autant. J'avance, avec leurs souvenirs et le vide qu'elles ont créés en moi. J'avance pour les autres, parce que j'ai pas le choix. J'ai une mère, des frères et des sœurs, des amis pour qui je dois me battre tous les jours. Pour qu'eux puisse ne connaître de la vie que ce qu'elle a de plus beau. Non pas que je sois capable de le faire, on vit tous des trucs de mierda mais elles me donnent la force de trouver le courage d'être un putain de marteau de guerre prêt à déchausser des montagnes pour les autres. » Par Thor, ce que je peux m'emporter et dire comme connerie quand l'alcool et la mélancolie voguent ensemble dans mes veines. L'image me fait même sourire, et je ricane, avant d'attraper le verre de vin rouge, foutu pour foutu, et d'en boire une gorgée dans un grimace pincée. Il est vraiment par fameux. Je le repose, presque avec dégoût, vers le centre de la table. Clairement pas le type de boisson dont j'ai envie ce soir. « J'crois pas trop à ces histoires de Estrella del Norte, personnellement je me suis surtout perdu dans le boulot pour pas penser au reste. Mais je doute pas que tu trouveras des trucs qui te parleront. Ton fils avait quel âge ? C'était y a combien de temps ? Je vais pas te dire que tu as l'air d'un gars sûr et sérieux parce que je te connais pas assez. En revanche, je vois bien que ton personnel te traite avec respect malgré la belle tête de boracho que tu tiens ce soir. » Je retrouve des accents plus doux dans ma voix tandis que je frotte mon visage dans mes mains décroisées, avant de gratter distraitement ma barbe cherchant une stabilité dans des idées qui sautent d'une émotion  une autre sans vouloir se fixer totalement. « Je sais plus où je voulais en venir, mais, eso, j'ai trop d'images de cercueils et de tombes fleuries pour pas avoir une rage qui me porte en avant. Ce qui m'empêche pas de m'écrouler certains soirs. Accroche-toi parce. On retrouve pas ce qu'on a perdu, mais on peut trouver d'autres choses à construire. » Je lui souhaite, en tout cas, à ce gars-là, de trouver des pierres auxquelles s'accrocher et remonter à la surface. « Si quiere je te laisse mon verre de vin. » D'un geste lent je décale ce dernier un peu plus en direction de la main d'Angelo. S'il le veut, qu'il se fasse plaisir. Mon propre palais n'est pas ouvert à celui-ci pour ce soir. Et ma raison commence lentement a refermer l'ouverture de la boîte aux souvenirs également. Si éviter de parler d'Aren est pour l'instant relativement facile, je crains ce que la conversation pourrait me mener à avouer à demi-mot. Vu tout ce que je viens déjà si facilement de laisser sortir. Comme sentant le danger pointer le bout de son nez, les barrières de préventions commencent à se dresser, rendant alerte un cerveau qui ne l'était plus.




Although I felt like giving up It's not the road I chose
Angelo Borghese
Angelo Borghese
GÖTEBORG Livet är en kamp, ​​du måste förbereda dig för striden
J’entends son ricanement au début de ma phrase, mais je suis loin d’avoir assez de lucidité – et de volonté – pour l’analyser en cet instant. Je préfère me concentrer sur le goût du rhum que je me suis enfilé très vite, et dont les arômes glissent encore sur ma langue. Du moins, pour ce que j’en perçois. Ce sens est nettement amoindri, lorsque j’enchaîne trop les verres. C’est parfait, je ne m’en plains pas. Ça me permet généralement de ne pas remarquer que je bois de la piquette, après la première bouteille. « Ton rhum est bon marica. » Bien sûr qu’il l’est. C’est le seul mélange dont je me soucie, ici. J’émets un simple grognement, qui doit plus ou moins équivaloir à un qu’est-ce que tu croyais, j’ai peut-être du vin de merde, mais j’sais faire du rhum. Ça équivaut peut-être plus aux premiers mots qu’au dernier. Pas facile, de faite tenir toute une phrase dans un grognement. « Elle n'a pas vécu au-delà de son premier jour. Mes souvenirs d'elle seront à jamais lié à ceux de son décès. A cette fin sans même de véritable début. J'sais pas si j'accepte. J'ai toujours cette rage de l'injustice qui hurle à l'intérieur. Alimenté par une culpabilité qui n'a pas diminué avec les années. » Ma gorge s’assèche, même si elle devrait clairement être humide, et j’hoche la tête dans un signe de compréhension. Foutue empathie. Je ne parviens pas à l’enrayer et à la relayer aux oubliettes. Pas vécu au-delà de son premier jour…Je ne peux qu’imaginer ce qu’il a pu ressentir, tout en sachant que je dois être à des lieux de la réalité. Je ne me demande pas si c’est mieux ou pire, d’avoir pu passer un peu de temps avec le mien. La douleur ne devrait jamais se mesurer avec des comparaisons malvenues. Tout ce qui compte, c’est qu’un humain souffre. « J'accepte pas tellement non. Encore moins aujourd'hui. Je hais ces gonorreas injusticias. Mais si je me laisse aller trop longtemps à les pleurer au fond de mon lit, j'ai la sensation de pas être à leur hauteur. De pas être à la hauteur de cette vie qu'elles ont pas, ou plus. Ca m'fou en rage de pas pouvoir partager toutes ces choses avec elles. Mais ça me donne pas le droit de me foutre en l'air pour autant. J'avance, avec leurs souvenirs et le vide qu'elles ont créés en moi. J'avance pour les autres, parce que j'ai pas le choix. J'ai une mère, des frères et des sœurs, des amis pour qui je dois me battre tous les jours. Pour qu'eux puisse ne connaître de la vie que ce qu'elle a de plus beau. Non pas que je sois capable de le faire, on vit tous des trucs de mierda mais elles me donnent la force de trouver le courage d'être un putain de marteau de guerre prêt à déchausser des montagnes pour les autres. » Ses mots font résonner quelque chose en moi que j’éteins instinctivement. Comme s’il provoquait involontairement un tremblement de terre pour déclencher un tsunami, et que j’endiguais les vibrations. Sa façon de penser est une bonne façon de compenser, face à ce qui n’aurais jamais dû arriver. Et c’est beau, assurément, malgré toutes les ronces. Pourrais-je avancer moi aussi pour les autres ? Pour ma mère, mon frère, mes sœurs, mes amis ? Non. Je les aime, mais ça ne me suffit pas pour accepter tout ce que j’ai perdu.

J’entends l’autre ricaner, dans un léger frôlement de verre contre la table et un moment de flottement, avant que le bruit ne se réitère au centre. Un rictus cynique s’étire sur mes lèvres, alors que je devine qu’il n’a sûrement pas terminé son vin. « J'crois pas trop à ces histoires de Estrella del Norte, personnellement je me suis surtout perdu dans le boulot pour pas penser au reste. Mais je doute pas que tu trouveras des trucs qui te parleront. Ton fils avait quel âge ? C'était y a combien de temps ? Je vais pas te dire que tu as l'air d'un gars sûr et sérieux parce que je te connais pas assez. En revanche, je vois bien que ton personnel te traite avec respect malgré la belle tête de boracho que tu tiens ce soir. » Et que je tire chaque soir, d’ailleurs. Est-ce que mon personnel a pitié ? Peut-être bien. Aucun n’ose me parler de ma consommation excessive, mais je les ai déjà entendus en discuter avec inquiétude entre eux. L’alcool répand d’ailleurs ce soir de plus en plus son pouvoir délétère dans mes veines, absorbant avec une efficacité douteuse une partie de ma mélancolie. Lâcheté ? Est-ce lâcheté que de prendre le seul moyen qui apaise les pensées pour tenir un jour de plus ? Est-ce lâcheté que de noyer les pensées, les sentiments, la peine et la douleur, pour ne pas s’écrouler ? La solution est mauvaise, mais je n’ai plus assez de forces pour en essayer d’autres. Je n’en vois pas l’intérêt. Personne ne m’attend, lorsque je rentrerai dans quelques heures dans mon appartement. Pas de fils, pas de fiancée, pas de potes. Rien que moi et un miroir, avec un reflet que je ne vois que dans les ténèbres. Je sais que si je pouvais m’observer, j’aurais honte. Sauf qu’il y a longtemps que même la honte ne m’atteint plus. « Je sais plus où je voulais en venir, mais, eso, j'ai trop d'images de cercueils et de tombes fleuries pour pas avoir une rage qui me porte en avant. Ce qui m'empêche pas de m'écrouler certains soirs. Accroche-toi parce. On retrouve pas ce qu'on a perdu, mais on peut trouver d'autres choses à construire. » Lui, peut-être. Je ne le vois pas, mais il a sûrement encore tout l’avenir devant lui et les moyens d’atteindre ses objectifs. Mais moi…? Il me reste quoi, à part des souvenirs trop noirs, trop bleutés, trop définitifs dans leur rôle d’ultimes images ? Je suis devenu un psy pitoyable, un ami exécrable, un frère pessimiste, un homme infréquentable. Une épave. Et pourtant….S’il y avait bien encore quelque chose à bâtir ? Est-ce que je serais seulement capable d’en trouver le courage, alors qu’il me file de plus en plus entre les doigts ? « Si quiere je te laisse mon verre de vin. » J’entends le geste fait dans ma direction, le glissement doux et lent contre la table. Le geste m’agace et me dégoûte ; quelle image d’ivrogne suis-je en train de projeter, pour qu’il décide de me refiler le reste de son verre…? J’hoche la tête dans un signe de négation, un léger rictus de mépris s’étirant sur mes lèvres. Envers moi-même. Parce que ce foutu verre, je suis tenté de la prendre, malgré tout. Je suis tombé bas à ce point…? « Ce que tu dis, c’est pas con, mais…J’crois plus qu’il y a quoi que ce soit à construire, dans mon cas. Ni que mes proches ont besoin que je me batte pour eux. » Ils m’ont bien fait comprendre, surtout mon frère et Axelle, qu’ils baissaient les bras. J’ai été trop exécrable, et je respecte leurs raisons. Même moi, je ne me voudrais pas dans mon entourage. Je reprends, le ton légèrement moqueur : « Moi j’suis plus le type qui frappe à côté que le marteau de guerre, tu vois ? Un minable. » Qui cherche à se noyer dans un bonheur factice, sans y parvenir. Supporter le quotidien sans le voir, c’est trop difficile. Ouvrir mes paupières sur du noir, c’est trop pénible. N’avoir que de vieilles images à me ressasser, empreintes par des émotions merdiques, c’est trop douloureux. Quand le deuxième coup m’a frappé, quelque part en janvier, j’étais déjà trop abimé pour m’en relever. Je poursuis : «Y’a une époque, j’voulais aider les autres. Maintenant… Comment on peut aider qui que ce soit, quand on ressemble à ça ?   Et je l’assume. Je cherche pas à faire semblant d’être mieux que je ne le suis. La vie a voulu tout m’enlever ; je prendrai pas le risque de lui laisser la moindre prise pour qu’elle me refoute une droite. Quand t’es déjà à terre et que tu vaux plus rien, tu crains plus de te prendre toutes les merda de l’existence à la gueule. » C’est ma seule consolation actuellement. Me dire que quasi rien de pire ne peut m’arriver, que j’ai déjà touché trop le fond du tonneau, et que je peux que continuer de rouler. Ce n’est pas héroïque, non. Sauf que je m’en fous. Un ricanement m’échappe, ironique, de cette fausse joie qui pourrait presque être réelle, vu les effets de l’alcool : « J’ai perdu ma fiancée, j’ai perdu mon fils, j’ai perdu mon job, j’ai perdu la vue…Au moins, j’peux pas toucher davantage le sol. J’sais que c’est pas glorieux. Mais j’baisse pas les bras. Je préfère quand même ramper dans l’espoir de parvenir un jour à remarcher que de laisser tomber. » Je ne peux tenir aucune autre résolution. J’avance dans les ténèbres, mais j’avance. J’avance en chutant, mais j’avance. J’avance dans le pire des états, mais j’avance. Avec l’espoir d’un jour parvenir au bout de la route avec un sourire plus sincère qu’actuellement.

Mes doigts s’avancent vers le foutu verre de l’Espagnol, que j’ai trop bien situé dans l’espace. Je sais qu’il est là. Je sais que c’est minable. Je sais que je ne devrais pas. Je referme pourtant mes doigts dessus, et je le lève vers moi ; j’avale une trop large gorgée de ce vin dont je ne goûte même plus l’acidité. Ma voix, rauque, résonne de nouveau dans le bar animé : « Il avait trois semaines, ça fait cinq ans. J’ai jamais rien connu de plus douloureux que ce moment où on est rentré chez nous, et que le premier truc qu’on a vu, ce sont ses affaires de bébé dans le salon. En plan, là où on les avait laissés quand tout allait bien, sans penser que chaque geste qu’on faisait serait associé à une dernière fois. Tout était là, comme avant, inchangé, mais lui n’était plus là. Ce souvenir, à chaque fois, c’est comme un pieu en pleine gorge. » Une foutue lame. Je me rappelle de la douleur ressentie comme si c’était hier, je me souviens de ma détresse, de ce mélange pénible d’un passé heureux à un futur condamné, de ces hier, il faisait ça qui se répercutait dans chacune de nos conversations avec Ève. Hier, il était vivant. Hier, il babillait. Hier, on le berçait. Hier, on l’embrassait. Hier, j’étais un père. Hier, j’avais hâte de voir ce qu’il deviendrait. Hier, je guettais son premier rire. Son premier sourire. Hier, je lui murmurais des pa-pa-pa d’un air trop attendri. Hier, j’annonçais ma joie à tous mes amis. Hier, hier, hier. Foutu hier. Demain, il n’y avait plus rien. Que des objets désormais inutiles, sauf pour nous rappeler à quel point on a tout perdu. J’avale quatre nouvelles gorgées de vin, reposant le verre vide sur la table. « On a essayé de passer par-dessus. De vivre malgré son absence.  Et puis y’a eu la séparation, l’accident…J’sais pas si j’aurais réussi, si j’étais pas devenu aveugle. Peut-être bien. Mais y’a une limite à ce qu’un homme peut supporter sans s’affaisser, même quand il croit être fort. » Pourquoi est-ce que le présent revêt de l’importance seulement à partir du moment où il appartient au passé ? Pourquoi est-ce que les fleurs ne retiennent longtemps le regard que lorsqu’elles se fanent ? J’ai cru que le bonheur m’était acquis. Qu’il m’était dû. Qu’il ne bougerait que pour les autres, pas pour moi. J’ai cru aux heures éternelles et aux secondes qui ne se terminent pas, j’ai cru aux regards qu’on peut savourer chaque jour et aux sons qu’on peut entendre sur demande. J’ai cru, trop, je n’ai pas appréhendé, assez. J’ai souffert, j’ai combattu, putain oui, de toutes les forces de mon âme ébréchée. Je me suis levé tous les matins pendant un an avec un cœur en moins et un regret en plus. Je me suis répété continue en boucle, tout en sachant qu’un tel mantra est insuffisant sur le long terme. J’ai accroché un sourire à mes lèvres endeuillées pour consoler des patients brisés, je me suis parfumé de joie pour camoufler l’odeur de mon malheur. J’ai refusé de le voir partout, et maintenant je ne le vois nulle part.

Un soupir s’échappe de mes lèvres, alors que je m’appuie très largement sur le dossier de ma chaise.  Je glisse mes bras derrière ma tête de plus en plus lourde, reprenant : « Toi, t’es foutrement fort. Deux décès, et même pas la chance de la tenir dans tes bras… T’as pas non plus été épargné par cette puttana della vita. Tu parviens à être heureux quand même ? » Vivre, malgré tout, ne me suffit plus. J’aimerais vivre parce que, mais je ne sais plus comment faire. Une flamme s’est éteinte à la mort de mon fils ; l’étincelle qui rougeoyait a été étouffée, lorsque ma vue s’est barrée.
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