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De charmantes conversations entre personnes charmantes
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Gunnar Mørk
Gunnar Mørk
LÆRERTEAM Den som talar mycket säger sällan vad som är bra

Il fallait marcher d’un rythme constant, ininterrompu. Il fallait conserver cette vitesse permettant à la fois et de prouver qu’on avait un but à atteindre, que nous n’étions pas de ces pauvres âmes éparpillant leur temps une flânerie à la fois, et de prouver que nous étions maîtres de notre temps, son égal, le respectant mais refusant de nous plier à ses impératifs, déterminés à prouver que nous pourrions, si l’envie ou la nécessité le demandait, nous arrêter en chemin. Il fallait fouler ce sol comme s’il nous appartenait sans pour autant que chacun de nos pas le méprise. Il fallait croiser ces visages sans leur accorder d’attention, c’est-à-dire savoir les ignorer, pas les regarder avec condescendance. Il fallait être propre, il fallait que les étoffes qui habillaient le corps soient solides, vibrantes, sans pour autant être extravagantes. Il fallait être sobre, il fallait être respectable, il fallait marcher droit, marcher sûr, marcher fier, marcher comme on avait toujours marché, continuer, toujours, pour éviter que quelque chose ne nous rattrape, la vieillesse, la fin, peut-être, quelque chose dont l’écho se faisait de moins en moins lointain, une compagne qui lui rappelait constamment que le temps, figé pour elle, défilait pour lui. Les morts étaient des êtres exécrables, si peu nobles dans leur éternité, surtout les morts qu’il ignorait depuis longtemps, ceux qui l’avait vu grandir, vieillir, ceux dont les voix caquetaient les plus ignobles bassesses. Comme il était bon de marcher à nouveau parmi les vivants après un été au manoir, comme il était bon de marcher parmi la jeunesse et de voir, dans leur visage, un reflet de ce qu’il avait été, de reconnaître le même éclat dans leurs yeux et les mêmes promesses dans leur cœur.

ll se dirigeait vers les serres, l’esprit agréablement vide, vide d’impératifs, vide de voix – les détracteurs du modèle pédagogique de Durmstrang pourraient dire ce qu’ils voudraient, force était de constater que peu d’étudiants avaient perdus la vie dans les environs.

Il se dirigeait vers les serres, constatant à quel point il avait peu fait ce chemin même de son temps d’étudiant, toujours si peu intéressé à ce qui était lié à la terre, ce qui en poussait comme ce qu’on y enterrait. Il se dirigeait donc vers les serres comme il s’y dirigeait autrefois, par nécessité, par obligation, et comme autrefois, il était à parier que le responsable des serres allait aussi peu enchanté par sa présence que jadis. Même si les visages n’étaient plus les mêmes, il semblait qu’ils s’acharnaient à reproduire le passé, à reprendre les mêmes rôles qu’avant, à donner aux réticences des motifs semblables, quelque chose comme une antipathie à moitié justifiée.
Il se dirigeait vers les serres pour la voir elle, ignorant si elle y serait, ignorant si elle s’y terrait comme elle le faisait au manoir ou si, plutôt, elle avait trouvé dans le cynisme ambiant du corps professoral un peu de réconfort pour son âme meurtrie. Il avait envie qu’elle y soit, il avait envie même qu’elle y donne un cours, il avait envie de la voir, pendant une fraction de seconde, dans un environnement qui ne le concernait pas – quoiqu’elle y était grâce à lui.

Il ne l’avait pas prévenue. Il ne lui avait pas envoyé de hiboux. Il n’avait pas pris de rendez-vous. Il ne l’avait pas ignorée, n’avait pas passé son chemin comme s’ils ne se trouvaient pas au même endroit. Il se dirigeait vers les serres pour voir sa femme, pas tant pour la surprendre -agréablement ou désagréablement- que par courtoisie et des décennies de cohabitation lui avait prouvé qu’aucune avenue n’était satisfaisante avec elle et qu’il allait probablement gâcher sa journée, l’accompagnant de cœur et d’esprit jusqu’à l’aube, au minimum.
Toni Mørk
Toni Mørk
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Charmantes conversations entre personnes charmantes
*** vendredi 22 octobre 2021
Leurs mains collantes sur ses plantes, leurs doigts crochus dans ses récoltes. Toni regarde ses élèves de première année avec un dégoût non dissimulé. Elle a le nez qui plisse et la lèvre qui se retrousse en les regardant agripper et étouffer ses innocents végétaux. Son expression faciale toute entière crie son aversion. Ils sont tous affairés autour du grand comptoir, courant dans tous les sens, enthousiastes et gaillards. Nombreux s’émerveilleraient devant tant d’insouciance et d’ingénuité, attendris devant ces tendres frimousses et ces esprits neufs, de si petits êtres, purs et angéliques, à peine sortis de l’œuf. Toni, elle, contemple ce spectacle navrant avec une nausée qui ne veut la quitter. Toute cette jouvence d’un coup, c’est accablant.

Toni préfère se tenir à bonne distance, de crainte que l’un d’eux ne fassent quelque chose de stupide, au hasard, qu’un objet non identifié ne la frôle, ou pire encore, qu’un audacieux s’aventure à la questionner… Et ça ne manque pas. Malgré la mine fermée et le gouffre imposé, ce petit sot de Styrke – ou bien était-ce un Skjerme, peut-être même un Trøbbel, elle n’arrivait jamais à les distinguer des uns des autres – se crut bien malin de lever la main.

« Madame Mørk, pourquoi le champifleur ne fait éternuer que les trolls ? », la voix d’enfant laissé en suspens, certain d’avoir bien fait, tout fait pour être certain.

Toni le regarde. Fronçant les sourcils. Puis les haussant. Avant de détourner ses yeux dans un air atterré. Elle ne prend même pas la peine de lui répondre et son ballet facial prend fin dans un silence pantois général. Le pauvre garçon d’ores et déjà habitué aux drôles de manies de la professeure, cesse alors d’espérer une réaction et reprend son activité initiale, gêné d’avoir osé s’interroger.

Avant même qu’il n’eut eu la poignée entre ses doigts, avant même qu’il ne fut sur le pas de la porte, déjà Toni savait. Après cinquante années de mariage il n’était plus possible de se surprendre, impossible de se laisser étonner. Après cinquante années de mariage, elle connaissait par cœur le poids de ses pas, l’odeur d’une pièce avant qu’il n’y pénètre, le son de la brise laissée sur son passage, la sensation de sa présence alentour. Pas de sursaut, pas de cœur qui s’emballe, pas d’inquiétude qui monte, seule une sérénité surprenante malgré la question qui se dessine, que peut-il bien faire là. Sentant son ombre dans l’entrebâillement de la porte, Toni décide de ne pas attendre d’avantage et lance avec une voix lointaine et rêche, « Vous pouvez y aller. À la semaine prochaine ». Il n’en fallait en général pas davantage pour que la cohue se forme, les besaces ramassées au sol et les capes attrapées au vol. Et pas d’exception non plus cette fois-là.

Toni laisse derrière elle l’établi contre lequel elle était jusqu’alors adossée, se dirigeant vers le coin opposé de la serre, le pas tranquille, les bras croisés. Elle le sent dans son dos, sa présence écrasante sur ses épaules. Malgré les années, et peut-être même encore davantage avec elles, Gunnar avait cette façon de baigner les lieux qu’il occupait de sa contenance. Libre alors à son interlocuteur de la juger inquiétante ou rassurante. La professeure se décide finalement à terminer sa marche et se retourne, les mains agrippées de part et d’autre de son corps au bord d’une table poussée contre une des parois de verre. L’épouse fait face à l’époux. Ses yeux fixent les siens. Hors de question de rompre ce silence olympien.

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Gunnar Mørk
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Elle renvoya les étudiants comme il arrivait, sans plus de cérémonie. Les enfants jaillirent de la serre, le contournant de la même façon que s’il était une pierre au milieu d’un torrent, c’est-à-dire, avec très peu d’intérêt, beaucoup de rapidité et un peu de violence. Et comme une pierre, il ne s’écarta pas, il les laissa le bousculer légèrement, balbutier des excuses, disparaître, quitter la chaleur étouffante des serres pour l’air frais et mordant de la Scandinavie. Il les regarda sans tendresse ni dégoût, peu affecté par les choses communes. Et comme il entrait dans les serres, elle lui tourna le dos, croisa les bras, s’éloigna, magnifique dans son pas cadencé. Sans un mot, elle établit une certaine distance physique entre eux deux. C’était une distance commune, une distance habituelle, une distance nécessaire. C’était somme toute une distance moins abyssale que celle qui s’était installée au fil des années. Il la regarda, ne brisant pas le silence. Plus rien ne pressait. Ils ne vivaient plus avec l’empressement des jeunes amants depuis bien longtemps. Il fallait, au contraire, saisir et savourer les moments, aussi brefs et ordinaires semblaient t’ils être. Et avant qu’elle ne se retourne, pendant qu’elle s’éloignait ainsi, solennelle, sérieuse, elle ressemblait, l’espace d’un très très court instant, à la jeune Antonia qui avançait lentement dans le manoir Mork pour la première fois, prête à rendre son verdict. Et puis elle se retourna, brisant l’illusion, agrippant la table comme une bouée en pleine mer, semblant, cette fois, attendre son verdict à lui, remplaçant le sourire malicieux qu’elle avait eu jadis par un visage de marbre, peut-être empreint d’une légère fatigue, d’une lassitude? Et avec le bris de l’illusion vint le dépit et l’amertume, mais en version édulcoré, car c’étaient maintenant des sentiments forts communs.

Il jeta un coup d’œil, enfin, autour de lui, à la terre qui trainait, aux plantes à moitié déracinées, aux quelques articles oubliés, se demandant bien malgré lui quelle proportion de ce désordre était attribuable aux étudiants et quelle provenait directement d’Antonia. Il ne dit rien. Ce lieu ne lui appartenait pas et sa femme n’en avait rien à faire, probablement.

-Bonjour, Antonia.

Bonjour, d’abord, évidemment, la moindre des choses était de se saluer. C’était étrange de lui dire bonjour, voilà près de deux mois qu’il ne lui disait plus bonjour quotidiennement, bien qu’avant cet été, leurs réunions n’étaient qu’occasionnelles.

- Visiblement je n’ai rien dérangé. Ou alors peut-être? Dis-moi, comment se passe la vie d’enseignante? Il y a si longtemps que nous ne nous sommes pas échangé de missive.

Ce n’était pas un reproche. Une remarque, tout simplement, même si, dans leur jeunesse, lorsqu’il devait s’éloigner fréquemment et longtemps, il ne manquait jamais à son devoir quotidien de lui écrire quelques mots, qui, certes, ressemblaient beaucoup plus à un court rapport militaire qu’à une lettre d’amour, mais les élans de tendresses peuvent parfois être retrouvés dans l’emplacement d’une virgule, pour les lecteurs attentifs.
Toni Mørk
Toni Mørk
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Charmantes conversations entre personnes charmantes
*** vendredi 22 octobre 2021
« Bonjour, Antonia. »
Et le couperet tombe. Déjà ?

Elle aurait aimé qu’il fasse durer le plaisir plus longtemps. Prolonger ce silence. Peut-être même ne jamais le briser, lui qui leur suffisait tant. L’affrontement des regards, la mesure des soupirs. Ce mutisme si plaisant, une satisfaction fétide et illusoire, bien évidemment. Toni n’était pas dupe. Il aurait fallu parler, se confronter, s’écouter, réparer. Communiquer. Ça aurait été si simple. Alors que rien ne l’était.

Il y avait eu tant de mots, tant de pleurs, tant de cris, tant d’éclats, tant d’enfants. Tant de non-dits aussi… Qu’elle s’était résolue à cette omission, y trouvant même un certain réconfort. Comme l’accalmie après la tempête. Même si n’importe quel marin savait que sans vent on ne navigue pas.

Et puis cinquante ans c’était long. Que pouvait on bien encore trouver à se dire au bout de tant de temps. Tout avait été dit. Tant de fois. Certaines de trop. Mais si elle avait été sentimentale, elle aurait pu y voir une certaine forme de douceur, un certain soulagement, et même de la chaleur. Quelle chance de connaitre un être si bien que les mots en deviennent vains.

« Visiblement je n’ai rien dérangé. Ou alors peut-être ? Dis-moi, comment se passe la vie d’enseignante ? Il y a si longtemps que nous ne nous sommes pas échangés de missive. »

Alors comme il fallait visiblement se résoudre à parler. Elle se lança.

« Bonjour, Gunnar. »

À pas de loup. On s’inspire, on copie. Il faut dire que son début était bon, il fallait bien l’avouer.

« Dérangé. Arrangé. À deux lettres près, on ne va pas chipoter. Les cinq dernières sont celles qui te comblent le plus de toute façon. »

Elle avait remarqué le regard voyageur sur le sol jonché. Elle n’avait pas retenu de réaction particulière sur les traits mais savait pertinemment que ça l’avait traversé. C’était puérile et risible mais depuis que Toni vivait seule, au château, elle s’était évertuée à développer ce tempérament abandonnant et désorganisé. Un clin d’œil aux années de discipline gunnarienne.

Elle avait remarqué aussi l’application à respecter l’espace creusé. Elle avait apprécié. Elle n’avait pas bougé, ni relâché les doigts. Elle n’avait pas fui, ni dévié le regard.

« Si longtemps. Quelque chose comme quoi, vingt ans ? »

Non. Elle ne devait pas se laisser aller si facilement à la récréation. Il fallait se contenir. Pour le plus rapidement en finir. Retrouver ses occupations. Se perdre entre les plantes. S’évader, s’échapper dans un ailleurs moins éprouvant. Eviter la tentation de piquer, esquiver l’envie d’apostropher. À tout prix.

« Dis-moi ce qui t’amène ici. En dehors de ce manque épistolaire je veux dire. »

Loupé.  

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Gunnar Mørk
Gunnar Mørk
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Antonia n’avait pas bougé et Gunnar non plus d’ailleurs. Ils brillaient comme deux astres, antagonisés à jamais, mais à jamais liés à la même rotation, accrochés à un univers invisible pour ceux qui les observaient de loin. Il n’avait pas bougé, autant pour respecter son espace à elle que pour rester près de la sortie, de peur, peut-être, que cette atmosphère lourde et chaude émousse ses habitudes. Déjà il sentait l’humidité s’infiltrer à travers les plis de son uniforme, s’insinuant dans les crevasses de sa mémoire. Il ne pourrait commander son corps bien longtemps, empêcher la sueur de couler le long de sa tempe, empêcher ses mains de devenir moites et son esprit de se troubler afin de faire durer éternellement l’illusion que même intempéries ne pouvaient pas l’atteindre.

« Les cinq dernières sont celles qui te comblent le plus de toute façon. »


Il ne répondit rien parce que ça n’en valait pas la peine. Elle était de ceux qui aimaient être engloutis par les objets et disparaître parmi eux, il était de ceux qui voulait embrasser toutes ses possessions d’un seul regard, et toujours aurait-il aux yeux des autres le rôle du tyran inflexible sous prétexte que certaines personnes, par paresse ou par désinvolture, refusaient que chaque chose ait une place, souhaitaient les abandonner là où le destin l’avait voulu, au risque de les perdre, de les abîmer, de les oublier. Alors elle pouvait bien continuer à s’asseoir dans la terre et à faire éclater des verres oubliés aux bords des tables, si cela la réconfortait tant, et elle pouvait bien continuer à le blâmer, ne serait-ce que par habitude, il continuerait à ranger son royaume et à laisser le sien agoniser dans le fatras de ses serres et de ses espoirs faméliques.

Il ne répondit rien, mais il soutint son regard.

« Si longtemps. Quelque chose comme quoi, vingt ans ? »

20 ans, 20 jours, 20 vies, peut-être. Il y avait longtemps qu’il avait cessé de marquer le passage du temps, de se souvenir d’un printemps particulièrement émouvant ou bienveillant, de chérir un été plus exceptionnel que tous les autres. Il ne se souvenait pas des circonstances ayant entouré cet arrêt, si c’était de sa faute, ou de la sienne, ou de la leur, s’ils avaient d’abord oublié ou s’ils y avaient peu à peu perdu l’envie de penser régulièrement à l’autre, ou s’ils avaient arrêté suite à un de ses retours et n’avaient jamais repris cette petite habitude. Même les naissances de ses filles, d'abord exceptionnelles, s'étaient enchaînées comme un seul et même évènement se répétant à l’infini, avec, à la différence, un peu plus de déception chaque fois, puis un peu plus d’amertume, puis un peu plus d’acceptation de ce qui semblait être le destin de sa branche.

- Au moins. Et encore, je serais tout de même surpris de voir que nous avons pu tenir si longtemps.

Il pourrait aller voir. Il pourrait remonter le temps. Il avait gardé les lettres, mais ne les avais jamais relues. Il lui semblait qu’elles ne lui appartenaient plus, et en même temps, il sentait qu’il effacerait toutes traces de ce qu’ils avaient été s’il laissait les flammes les dévorer.

" Dis-moi ce qui t’amène ici. En dehors de ce manque épistolaire je veux dire. »

- Je voulais te voir.

Il fit une pause, volontairement, laissant, pendant quelques petites secondes, ce commentaire flotter. Par habitude, par tendresse, par perfidie, allez savoir.

- Le repos est une terrible chose, qui fatigue l’esprit plus qu’il ne repose le corps. Cela ne me convient pas encore d’attendre que tous les chapitres se closent, alors qu’autour de moi, tous écrivent encore si frénétiquement. Je viens en ces lieux donner des cours. Il me semblait judicieux de venir ici avant de te croiser au détour d’un corridor.

Quoiqu’il aurait pu le faire, volontairement, ou par oubli, mais peu importe la raison, par manque de considération, absolument. Il n’en dit pas plus, pour autant qu’à ce moment, il n’en savait pas vraiment plus non plus. Et à ce moment, la sueur se mit à perler sur son front, mais il l’oublia, l’espace d’un instant. Nous ne savons pas si c’était le résultat de l’atmosphère étouffante des serres ou celle de leur relation, et nous ne tergiverserons pas là-dessus pour le moment.
Toni Mørk
Toni Mørk
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Charmantes conversations entre personnes charmantes
*** vendredi 22 octobre 2021
« Je voulais te voir. »

La phrase sonne comme le glas. Elle se veut solennelle, appuyée par un silence qui la rend presque inquiétante. Cette pause. Volontaire. Prolongée. Tortionnaire. Toni la trouve surtout grandiloquente, aux relents gunnariens.

« Le repos est une terrible chose, qui fatigue l’esprit plus qu’il ne repose le corps. Cela ne me convient pas encore d’attendre que tous les chapitres se closent, alors qu’autour de moi, tous écrivent encore si frénétiquement. Je viens en ces lieux donner des cours. Il me semblait judicieux de venir ici avant de te croiser au détour d’un corridor. »

Goutte sur son front. Toni perçoit l’intruse laissée échappée qui perle sur sa peau. S’il y avait bien une chose sur laquelle les affres du temps n’avaient pas d’emprise chez la vieille sorcière c’était ses yeux perçants. Rictus ou étincelle, mimique ou bégaiement, rien ne lui échapperait. Rien le concernant. Et il le savait. Et il avait laissé faire.  

Toni tire un tabouret. Besoin de s’asseoir. Certains penseront par accablement ou désespoir. Toni n’estimait pas en être encore parvenue à ce point-là. Ou plutôt si, d’en être déjà passée par là. Mais d’en être revenue. Définitivement. Presque. Disons plutôt que son geste avait été guidé par… La fatalité. Cet homme et elle. Elle et cet homme. Rien qu’un nous. Pas de je. Ou plutôt si, un amer jeu.  

Toni n’a rien envie de répondre. Que répondre à cela.

« Bien… C’est bien.  Disons que ça nous permettra de continuer cette absence de relation épistolaire sans le moindre remord comme ça. C’est une bonne chose. »

Elle racle sa chaussure à la barre de son assise. Elle triture dans sa main un bout de végétal ramassé sur l’établi. Elle dégage son visage d’une mèche présomptueuse. Nervosité.

« Je suppose que pour ce qui est des cours que tu viens assurer, il s’agit de remplacer Elv le temps de sa… Elle cherche le mot exact, l’inapproprié, mais celui qu’elle tient tout particulièrement à utiliser. Convalescence. »

Tu parles, évidemment qu’il s’agissait du cours de navigation magique. Quoi d’autre. Quel prestige pour Durmstrang d’avoir dégoté un tel nom pour assurer le remplacement. Aminata avait dû exulter en recevant la réponse favorable d’un ancien Kommander. Et quel ancien Kommander.

« Pour les affaires familiales et les obligations politiques, je ne te pose pas la question quant à la suite. » Pas de suite, seulement la continuité. Accumuler les taches, ne surtout pas déléguer. Tout porter sur son dos. À s’en courber l’échine. Finir tout rabougris avant même d’avoir pu s’en rendre compte.  

« C’est tout ? »

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Gunnar Mørk
Gunnar Mørk
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Son front perle. Ses pupilles se dilatent. Un banc est tiré. Elle s’assit. Il reste debout. Ne change pas le poids de jambe. Reste droit. Officiel. Son front perle, ses mains deviennent moites, mais il ne bouge pas. Insensible à la fatigue du corps qui proteste, à l’âme qui rage. Hafgufa fait de même. On dirait qu’elle soupire, qu’elle capitule. Il est déçu de sa réaction. Pas qu’il s’attendait à des félicitations, encore moins à la voir se réjouir de le voir envahir son espace. Peut-être aurait-il souhaiter une réaction plus vive, agressive, acerbe? Plus vivante?

« Bien… C’est bien. Disons que ça nous permettra de continuer cette absence de relation épistolaire sans le moindre remord comme ça. C’est une bonne chose. »

- Oui. Éviter de te causer des remords, là est bien le principal de mes soucis.

Bien sûr que c’était vrai. Ou bien que cela l’avait déjà été. Il était difficile de suivre le rythme du temps, ses pas se perdaient à force de répétition, les souvenirs s’embrouillaient, les répliques se répétaient, s’égaraient, se rêvaient. Et à tout moment, Antonia s’amusait à faire fi de l’avancée inexorable des années; elle revêtait son vieux visage – le jeune – et Gunnar craignant à tout moment de perdre la raison. Mais bien sûr qu’il ne souhaitait pas activement lui causer des soucis. Bien sûr, aussi, qu’au final, il recherchait sa présence – ce qui, au final, causait exactement ce qu’il aurait voulu éviter, mais, après tout, ils étaient toujours mariés. Bien sûr que la proposition de Durmstrang l’avait doublement enchanté. Mais c’était une occasion qui s’était présentée, pas qu’il avait recherché. Aussi aurait-il été aussi ridicule de faire tout en son pouvoir pour avoir ce poste, simplement pour Antonia, que de refuser l’offre, à cause d’Antonia.

« Je suppose que pour ce qui est des cours que tu viens assurer, il s’agit de remplacer Elv le temps de sa…Convalescence. »


-Quoi d’autre, voyons.

Le ton est tranchant, peut-être parce qu’il s’est perdu dans la douceur le temps de la réplique précédente – malgré son apparente amertume, honnêtement, il n’est plus certain de l’effet de ses paroles ces derniers temps. À moins que ce soit ces dernières années. À moins que ca ait toujours été le cas. Rien n’est sur, quand il est avec elle. Avec elles non plus. Le ton est tranchant, mais l’affirmation était vide. Elle l’avait cherché.

« Pour les affaires familiales et les obligations politiques, je ne te pose pas la question quant à la suite. »

-Je m’en suis toujours bien sorti, je ne vois pas ce qui changerait.

En effet. Pas de suite, qu’une continuité, dans l’intervalle de laquelle sa retraite n’aura été qu’une étrange irrégularité, des vacances prolongées. Il était trop tard pour changer quoique ce soit, et pour Gunnar, et pour les autres. Quoique. Sa famille était une cause perdue et la politique lui faisait peu à peu comprendre qu’elle allait se passer de plus en plus de lui. Pas qu’une de ces deux choses ait déjà intéressé Antonia, cela dit.

Hafgufa grogne légèrement à ce moment. Elle n’apprécie pas l’amertume ni la victimisation qui s’insinue doucement dans la tête de Gunnar.Il enchaine donc :

- Tu seras plus rapidement au courant des évènements mondains auxquels tu devrais assister, cela te laissera plus de temps pour trouver des excuses, j'imagine.

Derniers soubresauts d’amertume.

« C’est tout ? »

- J’accapare ton temps, peut-être? À défaut de bienvenue, j’aurais imaginé que tu aurais pu me donner quelques informations utiles, l’heure du déjeuner, au moins.



Toni Mørk
Toni Mørk
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Charmantes conversations entre personnes charmantes
*** vendredi 22 octobre 2021
« Oui. Éviter de te causer des remords, là est bien le principal de mes soucis. »

Une drôle de phrase, que beaucoup auraient pris pour une pique acerbe, mais qu’Antonia savait vérace et authentique, peu importe le sens qu’y mettait Gunnar.

Éviter de lui causer des remords. En avait-elle, des remords. Des centaines, des milliers. Ou peut-être aucun. Finalement. Pour en avoir n’aurait-il pas fallu avoir une conscience. Des tourments. Une conscience des tourments. Toni n’était plus tourmentée depuis longtemps. Seulement détruite. Un champ de ruines. Un néant duquel, depuis peu, quelques maigres années, renaissaient un semblant de quelque chose. Une vraie renaissance ou simplement l’illusion d’un corps qui continue de se mouvoir. Dans des moments comme celui-ci, où Gunnar venait troubler les miettes de quiétude qu’elle était parvenue à se créer, elle doutait.

Éviter de lui causer des remords. Que voulait-il bien vouloir dire. Si l’un d’eux devait en éprouver c’était bien lui. Lui ! Elle, elle n’avait aucun tort. Blessé aucun cœur, détruit aucune vie. Elle, elle n’avait pas de voix, pas d’autre voie. Penser autrement. Qu’elle, elle n’avait qu’à ne pas dire oui. Elle avait qu’à se révolter, partir en guerre. Garder sa main et son nom. Non.
Et des regrets alors ? N’était-ce pas la même chose. Pas tout à fait. Les regrets on les subit quand les remords on les fait naître. Regretter sa vie toute entière. À quoi bon. C’aurait été trop long.

La songerie n’avait duré qu’un quart d’instant, et machinalement elle avait répondu. Tout de suite confirmée.

« Quoi d’autre, voyons. »

Voyons. Elle détourna brièvement le regard, sentant son cœur se froisser. L’annonce d’Elv était trop fraîche. Elle n’avait pas le courage de lui cacher.

Et puis il avait continué sa mascarade habituelle, « Je m’en suis toujours bien sorti, je ne vois pas ce qui changerait. »

Non, bien sûr que non qu’il ne voyait pas ce qui changerait. Ce qui changeait déjà. Que bientôt il lui faudrait une canne pour se pavaner sur les parquets mondains, et des sortilèges aux oreilles pour entendre les phrases lissées de ses contemporains. Et encore si ce n’était que ça. Que bientôt sa famille toute entière allait exploser de ne pas se voir attribuer de successeures, cantonnée au passé sans espoir de futur. Comment pouvait-il retenir autant le temps quand elle ne rêvait que de le voir s’arrêter. Que tout s’arrête. Tout ça. Enfin. Ses rêves démiurges d’immortalité s’achèveraient bientôt dans l’apocalypse, comment pouvait-il encore aussi bien faire semblant.

Toni s’impatientait de toute cette mascarade. Elle vit la louve grogner. Sa mâchoire se crispa. Elle avait conscience qu’il le verrait probablement. Quand allait-il enfin partir.

« Tu seras plus rapidement au courant des évènements mondains auxquels tu devrais assister, cela te laissera plus de temps pour trouver des excuses, j'imagine. »

Elle n’avait même plus envie de répondre et tenta d’abréger les choses. En vain.

« J’accapare ton temps, peut-être ? À défaut de bienvenue, j’aurais imaginé que tu aurais pu me donner quelques informations utiles, l’heure du déjeuner, au moins. »

Elle qui avait espéré une entrevue entièrement silencieuse – et qui avait été trop rapidement contrariée, avait tout à coup envie d’exploser… Comme c’était trop souvent le cas au bout de plus de cinq minutes dans la même pièce que Gunnar. Il fallait avouer que l’indifférence était plus facile à tenir le sang chargé d’ivresse.

Elle inspira une grande bouffée d’air, cligna des paupières de manière un peu trop prolongée, si bien qu’il aurait semblé bizarre à n’importe qui, cette façon de garder un peu trop longtemps les yeux clos. Elle se releva du tabouret, graduellement, en prenant le temps de tapoter son tablier, et avança dans la direction de l’homme qui n’avait pas sourcillé.

« À quoi tu peux bien vouloir jouer Gunnar. »

Frontale et irritée. C’était ça qu’il voulait non.

« Tu viens ici, pour me dire que non seulement tu ne renonces à rien mais qu’en plus tu en obtiens encore un peu plus. Elle pèse ses mots, observe le temps qui s’écoule à mesure que la distance se réduit. Tu ne penses quand même pas me trouver ravie. Non bien sûr que non. Alors, à quoi tu peux bien vouloir jouer Gunnar. »

Son prénom restait collé à son palais. Et déjà elle était plantée devant lui, le regard droit et la distance évanouie.

C’était quitte ou double.

@Gunnar Mørk
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- - tu étais coucou, et tu vas devenir aigle mon frère. tu étais bousier, tu vas devenir pince oreille. tu n'étais qu'une petite entrée, tu deviendras plat principal.
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