2003 La maison est grande. Ce n’est pas la sienne. Il ne croyait pas qu’une maison puisse être aussi grande. Il sait qu’il se trouve chez une famille riche. Il y a des signes qui ne trompent pas : les poignées de porte et celles des armoires semblent faites de cristal de dragon, il y des tapis partout, mais ce sont des tapis décoratifs sur lesquels nul pied ne doit s’essuyer, les serviettes pour les mains sont encore duveteuses, assorties aux couleurs du carrelage, et ne sont pas non plus faites pour les mains sales, le deuxième étage de la maison, le troisième étage, bref, tous les étages subséquents– les escaliers en soi, tant qu’ils ne descendaient pas, quelques marches en moins, dans un sous-sol en terre battue – sont signe de richesse. Les balais, dans l’entrée. L’entrée, en soi. Qui dédie autant de place au bref passage des gens que des gens qui ont trop d’espace à utiliser. Le mot bibliothèque représentait une pièce ici, pas un meuble posé entre la cheminée, l’armoire à chaussures et le panier du chien. Tout, là-bas, chez les Falkenberg, était beau et inutile. Il y avait volé, quelques fois quelques objets inoffensifs qui font tant l’envie des enfants; un pendantif tombé d’un lustre, un livre, un peu de poudre de cheminette, des choses dont on ne remarque pas l’absence, ou qu’on croit avoir perdu, oublié quelque part. C’était ça, la richesse. Pouvoir dépenser pour la beauté. Pouvoir ne pas s’apercevoir qu’un objet manque. Il y avait aussi un piano. Il aurait aimé suivre des cours de piano. Ou de tout autre instrument de musique, mais il n’avait vu, dans son enfance, que des pianos. Sa famille n’a jamais eu de piano. Sa famille n’est jamais devenue riche. Lui non plus, d’ailleurs. Il n’est pas certain que cela soit une possibilité, un jour. Il faut des livres pour avoir envie de lire, il faut de l’argent pour faire de l’argent.


2009

-Tu veux que je fasse quoi?

Ce n’est pas de l’incrédulité qui pousse Niels à répéter sa question. Il n’a tout simplement pas entendu la requête de son camarade de classe tant il l’a chuchotée et marmonnée. L’étudiant répète, honteux. Niels, cette fois, est incrédule.

-Tu veux que je dise à ta copine qu’elle sera plus ta copine? Non, ça, désolé, c’est pas dans ma description de tâches.

Temps. Silence.

-Je paie le double.

Niels hésite. Soupire. Prend l’argent. Il a des valeurs, mais elles sont, pour la plupart, monnayables. C’était une petite entreprise qu’il avait mis sur pied depuis quelque temps; il est le seul employé, et aussi son patron. Certains étudiants demandent à d’autre de faire leurs devoirs, ou de les aider dans la correction. Niels aidait les autres à faire ce qu’ils n’avaient pas le courage de faire eux-mêmes. Il s’agissait souvent de saboter un évènement, de causer une scène afin d’attirer l’attention pendant que son client s’esquivait, de voler quelque chose, d’enfreindre le couvre-feu pour des raisons aussi banales que de récupérer un objet oublié. Parfois, il allait tout simplement chercher un livre à la bibliothèque pour un étudiant paresseux. Il y avait d’ailleurs une sacré dette et le bibliothécaire le pourchaissait sans cesse pour qu’il ramène tous ces livres qu’il avait emprunté pour les autres et que ces autres n’avaient jamais ramené. Il n’aimait pas trop jouer les entremetteurs, mais ça aussi, ça arrivait. C’était de l’argent facile, gagné en faisait des choses qu’il aurait probablement fini par faire.

2010
Son père : T’as des ennuis?

Il hausse les épaules. Ennuis est un gros mot. Quelques petits accrocs avec la direction, les préfets, les professeurs, ses camarades de classe. Quelques disputes dérangeantes. Quelques règlements non respectés. C’était un trouble-fête toléré, qui ne dépassait jamais totalement les bornes, somme toute poli, sans aucune once d’arrogance. Il avait de mauvais plis, mais il était bien élevé, le petit Niels.

Son père` : T’as des bonnes notes?

Nouvel haussement d’épaules. Ses notes étaient bonnes. Mais pour une raison qui lui échappait, cela semblait passer totalement inaperçu, et, demandez à n’importe qui, il aurait pu parier que Niels était un élève en difficulté. Mais il aimait lire, il aimait apprendre. C’est juste que c’était parfois…difficile de réunir les conditions pédagogiques optimales. Mais Niels aimait lire; il aimait apprendre, il aimait étudier. Il n’arrivait toutefois pas à comprendre à quel endroit et à quel moment certains de ses camarades de classe particulièrement brillants et érudits avaient réussi à acquérir le bagage de connaissances dont ils faisaient allégrement l’étalage en cours.

Son père : T’es heureux?

Il ne bouge pas. Cette fois, il ne sait pas quoi répondre. Il ne s’est jamais vraiment posé la question. IL n’a jamais vraiment eu le temps de se poser la question. Il a envie de dire oui, mais quelque chose l’en empêche. Quelque chose comme une insatisfaction logée au creux de son estomac.
Son père soupire. Hoche la tête. Pose sa main sur son épaule. Dans ce geste, tous les non dits de leur existence.

2012 Il se rappelle surtout du son. Du tambourinement profond, rassurant, qui lui parvenait comme à travers un mur d’eau. Il se rappelle du cœur de son père battait encore régulièrement dans sa poitrine, de la chaleur de ses mains, du temps qui s’étirait à l’infini juste avant de reprendre son cours normal, cruel, juste avant que leur quotidien ne chavire. Il se rappelle qu’il avait voulu tenir ce son au creux de ses mains, le serrer, le chérir, ne jamais le laisser s’estomper. Il se rappelle surtout de l’absence physique de son père, mais de sa présence ineffaçable chez eux. Il habitait encore son fauteuil, il habitait encore sa tasse de café, ces petites choses devenues de véritables monuments préservant, le temps de leur propre vie, la vie de celui qui les avait fait vivre. Leur maison, soudainement devenue temple plutôt que minable reflet de leur médiocrité financière et sociale. Il se rappelle surtout de sa mère, de sa peine, de sa force, de son amour. Cet amour qu’elle avait réussi à trouver était la chose la plus précieuse de sa vie, le seul événement réellement signifiant, la seule chose importante, et elle semblait si brillante, si complète, même en l’absence de son père, comme s’il avait été capable de transcender sa mort. Cet amour, il était à chérir, à savourer, à graver dans son cœur et son corps et sa tête et il avait souhaité, depuis, vivre la même chose,  pour qu’alors, les problèmes de toute une vie deviennent futiles.

2013  Été. Saison riche, saison lourde et collante et asséchante. Il fallait réussir à cumuler le plus d’aventures possibles avant la rentrée. Il fallait être audacieux et entrepreneur. Ou il fallait seulement laisser le temps couler. Doucement. Inexorablement. Un jeune homme s’avance vers la table à laquelle ils sont attablés, visiblement intéressé par leur jeu de carte. Les yeux se lèvent vers lui, des sourires s’étirent, un peu mesquins, un peu malicieux, pas vraiment méchants, mais pas vraiment amicaux non plus.

Niels : Ah non gaillard, ici, on mise nos dettes et autres contraventions. Tu n’as rien à offrir, à moins que je me trompe.

L’Autre : J’ai de l’argent.

Niels : Non, ici, on deal en négatif. On ne veut pas de l’argent des autres.

Comme il était doux d’exclure ceux qui possédaient. Eux possédaient le manque, l’absence, l’envie, la jalousie et, pour une fois, en cette douce soirée d’été, cela se transformait en traits de caractère, en forces, en doux malheurs. Comment porter, autrement, le poids d’un autre 10 gallions à perdre bêtement en frais et intérêts, pour avoir survolé une zone interdite au vol lorsqu’un agent s’y trouvait, pour avoir été pris en flagrant délit de tapage nocturne, pour avoir cassé sa baguette et acheter l’autre à crédit?


2013/14 Il est trempé. Complètement exténué. Il bourdonne, dans ses oreilles, un bruit sourd, un écho continu des ordres criés incessamment dans la journée, soudainement disparus, et ses tympans ont le vertige face à tout ce silence soudain. Il est sale, il est frustré. Il est heureux. Il partage, dans un grand éclat de rire, les absurdités et les misères de ce service militaire obligatoire avec des camarades qui deviendront parmi les plus chers qu’il a à son cœur.

2014
Il y avait pire. Il y avait la fois où il avait été chassé par une goule qui refusait de quitter le grenier du sorcier qu’ils expropriaient. Il y avait eu la fois où, faute de gallions, le sorcier avait tenté de les payer en écailles de dragon, fort illégales. Il y avait eu la fois où le salon de la sorcière prise en défaut de paiement était plein de scrouts à pétards. Il y avait eu la fois où l’elfe de maison avait profané plus d’insanités qu’il n’avait cru possible d’entendre. À ce jour, il était convaincu qu’il avait inventé des mots. Il a une pensée pour son père, une fois de plus, alors qu’il se tient dans la cuisine du sorcier chez qui ils doivent collecter une dette, alors que celui-ci, en pleine frénésie de rédaction de hiboux demandant de l’aide à ses proches, regarde d’un air sombre Niels. Il sait que les sorciers issus de ces familles sont puissants, rancuniers et enfantins, qu’ils n’aiment pas être confrontés, leurs tords mis à nu devant eux. Il sait qu’il vient, en choisissant d’aider parfois son oncle à collecter les dettes des sorciers pris en défaut de paiement, d’enfoncer un peu plus la branche des Storsveen dans l’aristocratie sorcière. Il sait que son père, s’il n’en avait rien à faire d’être bien vu, craint et respecté de la société sorcière, n’avait pas non plus l’intention de se l’aliéner. Il sait que sa sœur va hurler, une fois de plus, en apprenant le nom du sorcier chez qui ils sont aujourd’hui.  Encore une fois, il est confronté à la splendeur et la misère des sorciers riches et célèbres et il ne sait pas si cela lui plaît ou si cela le désole plus qu’autre chose. Vous n’avez aucune idée à quel point certains sorciers savent mal gérer tout ce qu’ils possèdent, richesse, famille et valeurs confondues.

2016  Après un an, ils se sont engueulés pour une armoire et un ensemble de vaisselle. Ou plutôt, sur l’absence d’ensemble de vaisselle et sur l’aspect disons rustique de la dite armoire. C’était tellement bête. Tellement cliché. Tellement futile. Mais dans ces petites choses du quotidien, il voyait bien la distance entre sa réalité et celle de celui qu’il aimait, et à quel point c’était ridicule mais inévitable qu’il soit misérable pour de si petites choses qui allaient détruire leur relation et à quel point ce genre de choses allait les ronger, petit à petit, jusqu’à ce qu’ils se regardent mutuellement avec tristesse et pitié.