Il sait que c’est une mauvaise idée.

Débarquer chez le type à qui il a fait du mal des années plus tôt, dans une situation presque similaire, pour boire avec lui, ne peut pas être un plan très brillant. Il le sait. Mais il a pris l’habitude de respecter davantage ses envies, depuis qu’il a retrouvé la plupart de ses souvenirs. Il ne veut plus se brimer et se sacrifier, plus autant. L’altruisme a foutu le camp. Celui qu’il a été dans les deux dernières années n’aurait pas fait autant d’allusions dans ses lettres, n’en aurait pas écrites un tel nombre et ne se serait assurément pas présenté devant la porte d’Ozymandias. Il n’est plus cet homme, pas totalement. Et dans cette fragmentation de sa personnalité, il y a une chose de claire : il ne veut plus s’étouffer dans les remords et s’empêcher d’avancer. Il aurait totalement compris que l’archéomage refuse sa présence ou le recale, devant ses sous-entendus à peine voilés. Il ne l’a pas fait.

Il a passé une partie de la soirée à gérer des hiboux. Il s’est convaincu qu’il ne s’inquiétait pas pour Ying Yue en entamant une bouteille de rhum épicé aux odeurs de la mer. Ce con peut être véritablement mort, comme il l’a dit à Jasper. C’est une possibilité, ce sont des choses qui arrivent. La mort des autres ne l’a jamais dérangé. Ça ne le dérange pas, comme éventualité. Vraiment pas. C’est ce qu’il s’est dit, en entamant un troisième verre, tout en prétextant mentalement qu’il ne faisait que se mettre au niveau de l’archéomage avant de le rejoindre.

Il n’a pas parlé à Jasper de son rêve. Avouer qu’on rêve à un pote qu’on apprécie beaucoup, c’est admettre qu’on se soucie trop de lui. Le rêve peut rester dans le crâne ; il ne demeure rien d’autre qu’un rêve, voué à se faire enfouir sous des toiles de déni et d’oubli. Exposer le rêve, c’est lui donner une signification qu’il ne devrait pas avoir. Et ce rêve n’avait aucune signification, aucune valeur. Il n’était pas réel, il ne l’inquiétait pas. Ce n’était pas à cause de lui, qu’il avait entrepris des démarches pour obtenir des informations sur le régiment du militaire et son état.

Il repousse toutes ses pensées alors qu’il complète les derniers mètres qui le séparent de l’adresse donnée par Ozymandias. C’est peut-être une fausse. L’archéomage aurait pu feindre de moins l’haïr, pour mieux se venger. Peut-être que d’autres hommes l’attendent derrière cette porte, pour le tabasser. Ce serait son genre de plan. Il s’en fout, il est prêt à prendre le risque, parce que s’il y a cette infime possibilité que ce ne soit pas un piège, il veut la prendre. Il en a envie.

Il a coincé le triple sec et les deux limes entre son torse et son bras gauche. Ashes, exceptionnellement, a pris sa forme de koala. Peut-être que ça reflète son humeur, plus joueuse. Son désir, sincère, de passer un moment agréable, même s’il sait qu’il ne devrait pas éprouver ce désir, en présence d’Ozymandias. Il cogne doucement et un sourire réel s’affiche sur ses lèvres, lorsque la porte s’ouvre. Pas d’hommes qui l’attendent pour venger l’archéomage. Il secoue légèrement son bras pour mettre en valeur son chargement : « Triple sec et kiwi. J’espère qu’il y a vraiment un niffleur chez toi, je serais déçu sinon. » Sans attendre d’invitation, Ashes s’est déjà faufilée à l’intérieur, contournant leurs jambes.

10 juin 2024
@Fredrikke Mørk

D’un coup de baguette, Ozymandias remet un peu d’ordre dans le salon. La veste qui traînait sur le dossier du canapé s’envole jusqu’au porte-manteaux, le courrier abandonné sur la table basse se range en une pile bien ordonnée, et les jouets de Miro éparpillés un peu partout se rassemblent en rond dans son panier. Il ne sait pas pourquoi il ressent ce besoin de faire bonne impression. Peut-être parce que c’est ce qu’on lui a inculqué depuis sa plus tendre enfance, il y a des réflexes qui ont la vie dure.
Il a même pris le temps de se doucher en attendant Fredrikke, histoire d’avoir l’air vaguement présentable. Ça non plus, il ne sait pas trop pourquoi ça lui a semblé important, sur le coup. Ça ne devrait pas l’être. Parce que c’est Fredrikke, et que de toute façon le tireur d’élite l’a déjà vu dans des états bien moins présentables que simplement fatigué après une journée de travail.
Il n’a, en revanche, pas pris la peine de remettre des vêtements, seulement sa robe de chambre. Après tout, il est tard et il est chez lui, et son invité n’y fera probablement pas attention. Ou peut-être que si. Est-ce que ça lui plairait ? Quelque chose en lui s’agite à cette pensée, mais il est encore trop alcoolisé pour vouloir, ou pouvoir, s’y pencher.
Il sursaute lorsqu’on frappe enfin à la porte, toujours un peu perturbé par ce qui est en train de se passer. Il est vraiment venu. Est-ce qu’il a réellement envie de passer du temps avec lui ? Pour boire ? Andromaque ne dit rien, d’ailleurs elle n’a plus ouvert la bouche depuis que son sorcier a envoyé son dernier hibou à Fredrikke. Elle se contente de toiser le nouvel arrivant et sa fylgia d’un œil méfiant.
« Triple sec et kiwi. J’espère qu’il y a vraiment un niffleur chez toi, je serais déçu sinon. » Annonce le tireur d’élite en s'engouffrant dans l’appartement.
« Kiwi ? Le regard d’Ozymandias alterne rapidement entre son visage et les deux agrumes qu’il a dans les mains. T’es encore plus bourré que moi, en fait. »
Il s’empare des fruits en gloussant et fait signe à son invité de le suivre jusqu’à la cuisine. Les cadavres de citrons évidés et les bouteilles ouvertes d’alcools divers sur le plan de travail témoignent de ses précédentes confections. D’ordinaire, il ne se donne pas cette peine lorsqu’il boit seul, il préfère largement aller enchaîner les cocktails au Triskèle plutôt que de les faire lui-même. Ou boire directement à la bouteille quand il n’est pas d’humeur à sortir. Quand ses émotions deviennent trop dures à gérer, trop étouffantes, et que le goût n’a plus d’importance.
Mais ce soir, il n’est pas censé sortir, il doit s’occuper de Miro. Alors il a improvisé avec ce qu’il a sous la main. Mais son stock a rapidement baissé, trop rapidement à son goût. Si Fredrikke n’avait pas proposé de le rejoindre… Pourquoi est-ce qu’il a proposé ça, d’ailleurs ? Et pourquoi est-ce que lui il a accepté ? Plus il y réfléchit, moins il comprend ce qui l’y a poussé. Alors il évite de réfléchir. Il évite de trop s’attarder sur les très nombreux sous-entendus qui jalonnaient leurs messages respectifs. Sur ce que ça veut dire. Sur lui, sur leur relation, sur ce qu’il ressent face à tout ça. Tout ce qu’il sait, présentement, c’est qu’il est d’humeur joueuse et que la présence de Fredrikke ne l’effraie pas comme elle aurait dû. Ses craintes se noient doucement dans l’alcool qui imbibe ses veines, et il est bien trop curieux de voir où cette soirée va les mener.
« Moi qui croyais que c’était la perspective d’un verre avec moi qui t’avais convaincu de venir, soupire-t-il, l’air faussement offensé, en écartant une mèche humide de son front. Évidemment qu’il y a vraiment un niffleur, je tiens toujours mes promesses. »
Il lui indique d’un signe de tête le panier, dans un coin du salon, où la petite mascotte du musée les observe, cachée dans un tas de peluches.

Celui chez qui il pénètre n’est pas habillé d’une façon qu’Oda aurait qualifié de décente. Avec un peu moins d’alcool dans ses veines, le tireur d’élite serait peut-être parvenu à conserver un air neutre. Ou pas. Dans les faits, il y parvient à moitié. Ses joues ne s’échauffent pas, mais son regard se fait nettement plus insistant. Ses yeux parcourent avec un intérêt visible la silhouette de l’homme, plus ou moins bien camouflée par le peignoir. « Kiwi ? T’es encore plus bourré que moi, en fait. » Il met un moment à comprendre le problème, même en entendant l’archéomage répéter le nom des fruits. Ses yeux se teintent d’une lueur perplexe alors qu’il jette un regard aux deux boules que l’homme prend rapidement en gloussant, lui faisant signe de le suivre. Il lui emboîte le pas, en refermant la porte derrière lui. Kiwi. Ah, oui. Mauvais fruit. Il doute néanmoins d’être plus bourré qu’Ozymandias, qui semble avoir déjà bien avancé dans sa soirée. Ses iris se posent sur les cadavres de citrons dans la cuisine et les bouteilles ouvertes, qui dressent le portrait d'un corps qui n'est très certainement pas sobre. Est-ce dans les habitudes de son cousin par alliance de boire autant, seul ? Il n’en sait rien, il ne le connaît pas suffisamment. Est-ce à cause de cette histoire avec Jasper…? Il sait qu’il est supposé essayer de creuser sur le sujet, mais sent déjà que ce ne sera pas aisé. Du moins, pas subtilement. Surtout quand son attention est déjà ailleurs.

Il occulte volontairement le fait que cette scène pourrait lui en rappeler une autre, bien différente. Un autre verre, pris dans un autre contexte, dans les relents hargneux de l’intolérance. Il est de mauvaise foi, peut-être, mais dans la mesure où l’archéomage semble faire abstraction de cette histoire ce soir, il veut aussi en faire abstraction. Et les trois verres avalés juste avant l’aident nettement dans ce sens, que ce soit raisonnable ou non.   « Moi qui croyais que c’était la perspective d’un verre avec moi qui t’avais convaincu de venir. Évidemment qu’il y a vraiment un niffleur, je tiens toujours mes promesses. » Il suit la direction indiquée par le signe de tête, véritablement intéressé par la petite forme dans un panier, cachée dans un tas de peluches. Son sourire s’élargit alors qu’il rétorque d’un ton moqueur : « J’ai envisagé que le niffleur soit un prétexte pour me piéger et me casser la gueule. » Même si leurs échanges, dernièrement, n’allaient pas dans ce sens. Son regard se détourne du niffleur, pour s’attarder sur Ozymandias, alors qu’il rajoute d’un air plus entendu :   « Mais c’était trop difficile de résister. » Sur le papier, tout aurait probablement dû lui crier de ne pas venir. Il n’aurait dû faire aucune approche envers Ozymandias dans le passé, ne jamais lui écrire, même par bienveillance. Mais il n’est plus identique à celui qu’il a été dans les deux dernières années ; il ne veut pas laisser ses remords bouffer tout son quotidien, même si ce serait justifié. Il n’aurait jamais imposé sa présence à l’archéomage. Mais s’il ne le repousse pas…? Il ne le fera pas de lui-même, pas assez altruiste, encore trop égoïste. Et cette soirée, inatendue, dans un moment où il ne veut pas songer à un autre pote, avait un bon timing. Du menton, il pointe les bouteilles sur le comptoir, poursuivant avec amusement : « T’as bien entamé tes propres réserves toi aussi. Une raison particulière ? » Qu’est-ce qu’il avait dit à Jasper déjà ? Qu’il essaierait de poser des questions et de tâter le terrain.

10 juin 2024
@Fredrikke Mørk

« J’ai envisagé que le niffleur soit un prétexte pour me piéger et me casser la gueule. »
Ozymandias sourit à son tour et secoue la tête. Il n’y a vraiment qu’une personne tordue comme Fredrikke pour imaginer une chose pareille. Pourtant, l’archéomage aurait eu toutes les raisons du monde de vouloir se venger, de mettre son agresseur dans une situation similaire à celle qu’il a vécue, il y a presque trois ans de ça. Mais l’idée ne lui a même pas traversé l’esprit.
À vrai dire, peu de choses ont traversé son cerveau baignant dans l’alcool, à la lecture des divers messages échangés avec Fredrikke. Si ce n’est la surprise de réussir à discuter avec lui si facilement, si… normalement. Et une envie un peu trop élevée de découvrir s’ils y arriveraient en personne aussi.
« Mais c’était trop difficile de résister. »
Son sourire s’élargit, le sous-entendu à peine voilé ne lui échappe pas. Et, étonnamment, le laisse encore moins indifférent. Peut-être est-ce simplement l’alcool qui court dans ses veines et commence à lui échauffer l’esprit, ou bien l’envie d’avoir quelqu’un avec qui boire. Ou peut-être autre chose, qu’il ne parvient pas à identifier. Peu lui importe, à cet instant. L’attention est agréable, et le regard de l’autre homme lui fait songer qu’il a bien fait de ne pas se rhabiller.
« T’as bien entamé tes propres réserves toi aussi. Une raison particulière ? »
D’un signe de tête, Fredrikke désigne les bouteilles demeurées ouvertes sur le comptoir de la cuisine. Il n’y a pas de jugement dans sa voix, seulement de la curiosité et, semble-t-il, une pointe d’amusement.
Ozymandias se contente de hausser les épaules. Il commence à couper méthodiquement les citrons verts pour en extraire le jus et l’ajouter au shaker, avec la vodka, le triple sec et le jus de cranberry. Il connaît tellement bien la recette, depuis le temps, qu’il n’a même plus besoin de vérifier les mesures de chaque ingrédient. De toute façon, il n’est pas du genre à se plaindre lorsqu’il y a plus d’alcool que prévu.
« J’avais juste envie de me détendre après le boulot. J’ai besoin de me changer les idées, explique-t-il, tout en versant le contenu du shaker dans deux coupes, qu’il agrémente aussitôt d’un sortilège de refroidissement. Mais c’est vrai que c’est plus sympa de pouvoir partager ça avec quelqu’un. »
Il invite Fredrikke à le suivre au salon et s’installe à nouveau dans un coin du canapé. De son côté, le niffleur se risque enfin à sortir de son panier pour s’approcher d’eux prudemment et inspecter le nouvel arrivant.
« Et toi ? Je suis curieux de savoir ce qui a pu te donner envie de venir. »