S O U V E N I R
La voix de sa mère s'élève dans le silence et Einar regarde ses mains dessiner des gestes qu'il pourrait retracer de mémoire tant il les a observés encore et encore.
À la lueur du feu, elle raconte une histoire. Elle raconte les Nornes, Urðr, Verðandi et Skuld, qui résident près du puits du Destin. De ses mains, elle raconte leur travail : tous les jours, tirer de l'eau de ce puits pour arroser les racines de l'arbre Yggdrasil et espérer que ses branches ne pourrissent jamais. Protéger l'arbre pour protéger le monde. Sa voix se fait tantôt grave, tantôt enjouée, tantôt murmure, et Einar écoute, fasciné. Elle décrit la toile immense sur laquelle les trois Nornes tissent et travaillent, une toile magique dont le motif évolue sans cesse en fonction des décisions et des choix de chaque être vivant. Protéger l'histoire de chacun pour protéger la mémoire.
Dans les mains du petit garçon, son propre tricot maladroit fait lui aussi partie de cette histoire et devient à ses yeux un travail précieux, important.

« Nul ne peut se soustraire à son destin, Einar, pas même les dieux. Et grâce aux Nornes, toutes les destinées sont consignées et la mémoire perdure... »

Elle lui sourit et reprend son tissage avant d'entonner une chanson. La voix du petit garçon se joint à elle tandis qu'ils continuent à travailler côte à côte.


V I S I O N S
Ça a commencé presque sans faire de bruit. Les rêves étranges, les moments d'absence où on le retrouve le regard perdu dans le vague. Sa mère a balayé les premiers signes d'un revers de main ; l'apparition de la magie est souvent fatiguant. Et elle est si fière qu'il montre son talent si jeune !
Petit à petit, il a vu la fierté dans ses yeux laisser place à l'incompréhension, à l'inquiétude, puis à la peur. Les crises qui se font plus nombreuses, plus fortes. Les réveils en pleurs, incapable de différencier ce qui est vrai de ce qui est dans sa tête. Et les images, toutes les images et les voix dont il ne sait pas quoi faire...

« Je ne comprends pas, ça ne devrait pas arriver, je pensais que... » entend-t-il sa mère murmurer pour elle-même après l'avoir aidé à changer ses draps trempés.

Lui non plus ne comprend pas. Mais personne ne lui donne les mots pour le faire. Les déménagements à répétitions commencent. Ne pas se faire remarquer, ne rien dire. Ces changements de contexte ont l'avantage de lui apprendre à développer des trucs pour calmer les visions : lorsqu'il est occupé, elles lui viennent moins facilement.
Lorsqu'il ose enfin en parler à sa mère, celle-ci paraît soulagée. Alors il continue. Et ce sont les livres qui finissent par petit à petit mettre des mots sur ce qu'il vit, alors que les contes au coin du feu disparaissent de leur vie.


S E C R E T
Un tiraillement dans la nuque. C'était souvent le premier signe. Un tiraillement qui remontait lentement jusqu'à se loger dans ses cervicales et l'envahir. Généralement, c'était à ce moment là que la panique commençait à arriver elle aussi, viscérale, avec un goût acide et un long sifflement qui lui vrillait le crâne et lui donnait la nausée. C'était vers ce moment précis qu'il lui fallait trouver une cachette. Il ne pouvait pas prévoir combien de temps les crises allaient durer, mais le fait de les sentir venir aidait. Un peu. Pas beaucoup. Désormais il en avait peur. Le fait que quelqu'un y assiste impliquait souvent des problèmes et un déménagement.

Sa mère avait d'ailleurs failli refuser qu'il aille à Durmstrang pour ces raisons. Mais une de ses tantes avait fini par la convaincre que ce serait gâcher son potentiel que de l'en empêcher... avant de lui murmurer en privé de faire attention à ne pas laisser les autres voir son pouvoir. Et Einar avait promis, reconnaissant.

Les premiers mois à l'institut furent complexes, mais il finit par maîtriser ses crises en se plongeant assidûment dans les études... et en devenant expert dans le fait de les cacher. Restaient les cauchemars, les nuits réveillé en sursaut, un cri au bord des lèvres, à se bâillonner pour ne pas le laisser s'échapper. Il finit par se cacher derrière une réputation de travailleur acharné, justifiant ainsi ses cernes et ses ongles rongés.


C A T H A R S I S
C'est sa mère qui lui a offert son premier instrument. Un cadeau-excuse pour se faire pardonner, pour essayer de recréer du lien ensemble. S'iels ne pouvaient plus parler, peut-être pourraient-iels jouer ? Et en un sens, ça avait marché. La musique retissait du lien entre elleux, mettait des notes à la place des mots. Violon et violoncelle,  mère et fils réapprenaient à communiquer.

Après le violoncelle, il apprit à son tour le violon, puis la guitare, puis la batterie. En autodidacte, seul dans sa chambre, il pouvait passer des heures à jouer. Taper, de plus en plus vite, jusqu'à oublier qui il était, jusqu'à laisser sortir toute cette énergie qui bouillonnait en lui, menaçant de le déborder.

Ce n'était pas parfait, mais petit à petit iels réapprirent à se parler. Jamais en évoquant l'essentiel, mais c'était mieux que de vivre en étrangers. Einar apprit à s'en satisfaire, n'osant pas espérer plus et craignant de perdre le peu qu'il avait. Mais lorsqu'il atteint sa majorité, il prit la décision d’emménager seul et de prendre son envol, laissant sa mère retourner vivre avec sa famille. Il remarqua la touche de soulagement derrière son regard mais ne fit aucune remarque. Peut-être que parfois, ça ne vaut pas la peine de se battre... Résigné.


R U N A L J O D
Certains textes disent que les Nornes maîtrisaient l’art des runes, et que c’est en buvant dans l’eau de leur puits qu’Odin a acquis à son tour ce savoir. Ironie du sort, avait-il songé en lisant cela. Certains jours, les liens invisibles qui semblaient le relier à ces divinités lui donnait l’impression d’être enfermé… d’être obligé de suivre un chemin tout tracé dont il ne pouvait pas s’échapper.

Il avait découvert l’étude des runes en arrivant à Durmstrang et étaient très vite devenu passionné. Toutes ces possibilités, tous ces secrets à décrypter, ces usages qu’on pouvait en faire… Il en aurait presque le vertige. Aujourd’hui, il continue de les étudier, de les utiliser, les combiner, pour créer de nouveaux usages et découvrir de nouveaux secrets. Un bon exercice pour maintenir sa créativité et contrôler les visions d’ailleurs.

Et de la créativité, Einar n'en manque pas ! Son petit appartement de Göteborg, déborde de livres, de travaux d’aiguilles et de partitions de musique. Comme si une tornade créative était passée par là. Et la tornade, sous son faux air calme, existe bel et bien au fond de lui, menaçant à tout moment de le faire basculer. Et alors que tout semble changer autour de lui, que certaines personnes se dresse contre ce que l’on pensait jusqu’alors acquis et immuable, Einar remet petit à petit en question cette philosophie familiale de se poser comme spectateur silencieux et détaché des affaires du monde...