I. Il se souvenait encore parfaitement du jour où ses premiers sursauts de magie étaient apparus. Il avait huit ans. Il s’était faufilé sous le chapiteau désert. Il aimait le silence qui y régnait, et les effluves de sucre et de fumée qui flottaient encore dans l’air. Mais cette fois-ci, quelque chose était différent, il le sentait. Il y avait un étrange bourdonnement dans l’air, qui semblait enfler à mesure qu’il approchait de la piste centrale.
Une silhouette familière se tenait au milieu, immobile, et sans réfléchir il s’était élancé dans sa direction avec un sourire ravi.
« Bernhardt ! » Il s’immobilisa brutalement, saisi par une vague de terreur qui le cloua sur place. En temps normal, il se serait jeté dans ses bras sans hésiter. Si Bernhardt n’était pas mort la veille.
Accident de travail. Le sortilège de sécurité s’était brisé en pleine représentation et l’acrobate avait terminé sa course sur le sable de la piste, deux-cent mètres plus bas. Il était mort sur le coup. Heureusement pour lui, Val n’avait pas assisté à ça, trop jeune pour veiller aussi tard. Il avait appris le matin-même la disparition de celui qu’il considérait comme son oncle un peu bizarre mais gentil.
Val.. Froid. Ce n’était pas vraiment une voix, il l’avait plus ressentie que réellement entendue. L’accent allemand familier était empreint d’une angoisse et d’une tristesse profondes qui lui retournaient l’estomac. ‘Ai peur. La mâchoire disloquée laissa échapper un sanglot guttural. Val. Viens. Terrorisé, le gamin s’était jeté hors de la tente, hurlant à pleins poumons. Il n’avait plus jamais voulu y remettre les pieds.

II. “Tu verras, on s’y fait, bientôt tu ne les remarqueras même plus”. Il aurait voulu croire sa mère, vraiment. Mais comment ne pas douter de ses mots quand il l’entendait pleurer, tard dans la nuit, en proie à des visions incontrôlables. Ou quand il retrouvait les bouteilles de potions de sommeil vides qu’elle essayait de lui cacher.
Il avait essayé d’étouffer les voix, par tous les moyens, d’émousser ses sens trop affutés. Mais il ne pouvait pas y échapper. Il y a longtemps qu’il avait oublié à quoi ressemblait le silence.
La plupart n’étaient plus que des ombres chuchotantes dont il ne pouvait plus distinguer ni les traits ni les mots, trop usées par le temps, leur énergie presque entièrement consumée. Parfois, il arrivait presque à se convaincre que ce n’était que le bruissement du vent dans les arbres.
Mais certains ne lui épargnaient rien. Ils le prenaient aux tripes avec leurs hurlements et s’accrochaient désespérément à lui, phare isolé dans leur nuit éternelle. Ceux qui avaient été violemment arrachés à leur existence, ceux qui ne savaient même pas qu’ils étaient morts.
Il ne s’était jamais senti à sa place nulle part, coincé dans cet entre-deux. Le cœur qui bat trop fort pour espérer se confondre avec ces ombres errantes, trop imprégné de leurs relents de mort pour se sentir vraiment appartenir au monde des vivants.