La mort

Mais avant, lentement, la vieillesse. Et lentement, le temps qui le gruge et creuse ses sillons dans sa peau comme dans son âme alors que les années filent alors qu’il s’accroche, alors qu’il refuse d’être de ceux qui tirent doucement leur révérence du monde en attendant de disparaître avalés par le brouillard par un matin sans nom. Et lentement, lui qui a passé sa vie à mépriser la mort et à faire des morts les esclaves de ses désirs et de ses pensées, craint maintenant de les rejoindre, craint maintenant d’être dévoré à son tour ou réduit à n’être que le faible écho qui hante faiblement les contrées perdues de Svalbard. Alors, il s’accroche à ce qu’il est, refusant de parler au passé, refusant de reconnaître au temps ses droits. Et s’il devient de plus en plus difficile de remonter le cours du temps au fur et à mesure où celui-ci continue à filer, à l’emporter de plus en plus loin du large, le rapprochant inexorablement du moment où la tempête le fera finalement sombrer, il se plie à l’exercice. S’il devient aussi de plus en plus futile de se remémorer son passé, alors que doucement l’enfant qu’il était, l’adolescent qu’il était, le jeune amant, le jeune officier qu’il était ne deviennent que des échos lointains, de pâles ébauches de ce qu’il est maintenant, des reflets promettant un futur qui n’a jamais eu lieu, il maintient ces images en vie, afin qu’on ne le fasse pas pour lui, afin qu’on n’altère pas son passé, afin que les vivants ne se mettent pas à parler comme les morts, à déformer et à calomnier ce sur quoi ils n’ont aucun droit.

La tempête
Celle qui les brisa, son bras droit et lui. Celle qui lui rappela qu’il n’était pas éternel et que son heure achevait. Celle qui lui fit perdre la force, la stabilité et la certitude que sa main autrefois avait. Celle à cause de quoi il tremble légèrement maintenant lorsqu’il veut jeter un sort. Celle à cause de quoi il a dû prendre sa retraite. Celle qui a, la première, réussi à ébranler le monument qu’il était et à lui rappeler qu’il allait peut-être bientôt s’effriter, morceau par morceau.

Depuis, il a dû abdiquer son poste de Kommander de la marine. Le remettre à quelqu'un d'autre. Assurer la pérénité de l'Institution, laisser briller ceux, qui, plus jeunes que lui mais néanmoins moins en moins jeunes, aspiraient de plus en plus à ce poste convoité, angoissés de le voir leur filer sous les doigts, sauter une génération.

Depuis, il est à la retraite.

Retraite: État d'une personne qui a quitté toute fonction professionnelle.
Retraite: Lieu où on se retire pour échapper à la vie active.
Retraite: Abandon
Retraite: disparition.

Depuis, il se bat, s'agrippe, s'acharne pour ne pas disparaître, parce qu'il ne faut pas être dupe, se laisser emporter par le courant, aussi doux soit-il, équivaut à s'éloigner à jamais du rivage jusqu'à n'être qu'un point lointain, une lumière qu'on distingue à peine et qu'on laisse sombrer dans l'indifférence la plus totale. Si son corps semblait prêt à l'abandonner doucement, il se reconfortait dans l'idée qu'il avait encore toute sa vivacité d'esprit. Il était encore Järl. Il était encore quelqu'un de puissant dans ce monde. IL n'avait pas l'intention de s'en retirer de si tôt. Aussi, le manoir des Mork ne fut probablement jamais si fréquenté que depuis l'été 2021, où les plus hardis et les plus méritants pouvaient à la fois apprécieur la fraicheur du soleil de minuit et les sages conseils du plus haut gradé de la marine Scandinave.

Kommander de la marine
Il était monté au sommet rapidement, de par son nom, diraient certains, mais de par sa dévotion entière et complète à la marine, surtout, renchériraient d’autre. De par son intransigeance mais aussi de par sa fidélité, sa magnanimité même. La marine, c’était un jeu d’enfant, une famille soudée et formée à l’obéissance, dont les membres étaient toujours prêts à se dépasser puisque rien ne leur était dû et tout était à mériter. Il est possible qu’il ait été plus aimé par ses subalternes que par ses propres enfants. Il est possible qu’il les ait aimé plus, aussi, mais la notion d,amour est une chose complexe et sombre pour Gunnar.  C'est véritablement en bravant la mort que Gunnar se sentait vivant, alors qu'en société, morts et vivants se confondaient dans un amalgame toujours renouvelé d'insignifiance.

Järl
Depuis toujours, depuis la naissance. Un empire au bout des doigts, juste pour lui, comme promis depuis sa naissance. Il fallait en être digne.

Il en avait été digne. Il s'était toujours comporté en Mork, affichant au grand jour les images que la société apposait sur lui, calquant rythme et pensées sur ce qu'on croyait qu'il devait être, histoire de ne décevoir personne, de devenir plus grand encore que le mythe, soignant son éthos, recherchant au grand jour gloire et pouvoir. Comme il était facile de suivre ce modèle, comme il était doux de savoir où aller et qui être, comme ils étaient pauvres ceux qui cherchaient encore dans la masse informe de leur personnalité influencable une trace de libre arbitre.

Il fallait  maintenant que sa descendance en soit digne, sa descendance toute féminine, déchirée, dans laquelle l'influence de la mère se fait tant sentir. Il aurait fallu que ce soit un homme, un fils, un petit fils, pour respecter les traditions. Il faudra trouver une autre solution, mais en attendant, il s'accroche et n'abdiquera que lorsque son esprit faillira.

Amant
Rapidement. Trop rapidement, probablement, diront certains, à la fois pour un homme si distant, si froid, si peu tactile, si peu, généralement, désireux de contacts humains et physiques. Trop rapidement, pour un homme qui jurait aimer sa femme d'un amour fou et qui vantait, il y a 10 ans encore, sa beauté et la force de vivre qui émanait de chaque pore de ses peaux. Trop rapidement, pour un père de famille depuis si peu longtemps. Trop rapidement pour tout remettre en jeu une union si exceptionnelle. Et pourtant.

Et pourtant, le temps filait entre ses doigts à une rapiditié étourdissante et sa main, si forte, si sûre, ne pouvait pas le retenir et déjà, déjà il voyait son temps s'écouler et les opportunités de grandeur s'ammenuir, et il en avait le vertige, dès qu'il regardait dans ses yeux à elle. Dans les yeux d'Antonia. Et lorsqu'il avait posé sur ses yeux à elle, à l'amante, le temps s'était figé. Dans ses yeux à elle, il avait encore 20 ans et le monde devant lui. Dans ses yeux à elle, il était à jamais sans faille, jeune, puissant, charismatique. Dans ses yeux à elle, il n'était que lui. Gunnar Mork dans toute sa splendeur. Et ainsi, en vivant plusieurs vies en parallèle, il avait l'impression de posséder plus pleinement le temps, d'en être le maître, d'aller et venir entre ses 20 et ses 60 ans sans retenue, de pouvoir être lui et être Mork et être jeune et libre et vieux et expérimenté et père et époux et célibataire. De s'être extirpé du temps.

L'amante n'a pas de nom. 11 ans qui ne l'a pas revue. 11 ans qu'elle n'existe que dans un passé flou, lointain, doux, comme ses premières années en tant que père, en tant qu'époux, en tant qu'étudiant à Durmstrang, en tant que fils...

L'amante n'est un secret pour personne, mais nul n'en parle, comme si elle existait dans un autre espace-temps.


Père, depuis 1972
Cinq variations sur un même thème. Une fille après une autre, à l’infini. Ses yeux à elle ou ses yeux à lui dans un échantillon de sorcière, mais jamais de sorcier.
À la première, il avait paniqué, d’une panique froide et sourde, ce celle qui vous agrippe le cœur et le serre doucement, si doucement que ce ne semble qu’une légère caresse au début, et cette panique ne desserre jamais son étau et elle devient omniprésente, une présence en sourdine qui menace d’engloutir à jamais ceux qui se laisseraient couler trop longtemps. C’est probablement à ce moment, à la naissance de sa première fille qu’il perdit le contrôle absolu qu’il avait jusqu’ici maintenu sur sa vie. Fier Mork, Hemskot sain d’esprit, Järl puissant, époux heureux, il était maintenant père et il se savait plus trop quoi faire de ce nouveau titre, ni de qui l’impératif de le devenir était venu? Avait-il désiré des enfants ou simplement un héritier? Le désir venait-il d’Antonia? De l’histoire? Que faire de cette petite créature, maintenant? Comment être père? Pas JÄrl qui prépare son héritier, mais père qui élève sa fille. Et s’il n’avait que des filles? Si ses filles ressemblaient à sa sœur ou à Antonia jeune, rien ne les empêcherait d’être Jârl.

Cinq filles. Cinq tentatives. Ses filles n’allaient pas ressembler à Antonia jeune. Leurs filles allaient être teintées, chacune différemment, des dynamiques trop complexes qui les habitait. C’est avec la première qu’il allait être le plus exigent, celle qui allait prendre le plus pour acquis, celle à qui il allait faire le plus confiance. C’est avec la deuxième qu’il allait le mieux s’entendre et le plus s’engueuler. C’est avec la troisième qu’il allait être le plus présent, c’est la quatrième qu’il allait préférer, c’est la cinquième qu’il allait accepter.


Époux – 7 Juin 1971

Il l’avait aimé, son Antonia, tant et si fort qu’il en perdait parfois le souffle, tant et si fort qu’il en tremblait lorsque le moment de la retrouver était repoussé par une réunion s’éternisant. Elle était la vie, elle était la fougue incarnée. Mais il l’avait aimé trop fort trop rapidement et de femme elle était devenue mère et de mari il était devenu absent et il s’était mis à être partout, sauf avec elle, une fois qu’elle fut sienne, ne voyant pas que leur temps était compté, qu'elle disparaissait.

Ca avait été un mariage organisé, certes. Mais il ne lui avait pourtant jamais rien promis. Elle savait ce qu’elle épousait. Il refusait de croire qu’elle n’avait pas eu son mot à dire. Il refusait de porter le titre d’époux tyrannique, froid et distant qui allait tuer la flamme qui l’avait habitée dans sa jeunesse. Ils avaient uni leur destin d’un commun accord et d’un commun accord ils s’étaient aventurés dans quelque chose pour quoi ils n’étaient pas prêts .

Parfois, dans un regard, un geste, un détour, lorsque la lumière frappait son visage d’un angle particulier, il revoyait la jeune Antonia, la douceur de son amour, la grandeur de ses espoirs, l’éclat de son énergie. Et alors, c’est un tsunami de tendresse qui le happait, il suffoquait de nouveau et alors…

…Alors la magie se dissipait, le moment s’éclipsait, et les regards qu’ils s’échangeaient retrouvaient le poids des années, de leurs secrets, de leurs failles, de tout ce qui avait fait d’eux des sorciers vulnérables et fragiles, de tout ce qu’ils cachaient au monde, de tout ce qu’ils refusaient d’admettre. Plutôt que de voir cinquante années de complicités, il voyait cinquante années de déceptions. De sa part, d’elle-même, de sa part à elle. Et il n’avait pas su être sa bouée de peur de se noyer, lui -aussi.

Il avait toujours profondément détester ceux qui s’attendaient à ce que quelqu’un d’autre qu’eux les rendent heureux.

De douceur à amertume, d’amertume à mépris, car à quoi bon la douceur, à quoi bon la tendresse, à quoi bon l’empathie quand tous ces bons sentiments ne mènent à rien. Et puis lentement, peu à peu, du mépris à la jalousie, à la compétition constante, à la haine et cette Antonia, son amour, ne devint rien de plus (ni rien de moins) qu’un membre de sa famille à gérer, un membre à la langue acerbe et il ne fut plus un jour où il se sentit en confiance ni auprès d’elle, ni loin d’elle.


À la fin, le début
La mort, toujours à ses côtés, elle marchant dans ses pas à lui et lui marchant dans leurs pas à eux;

La mort, toujours, qui lui enleva ses parents peu de temps après la naissance de sa deuxième fille. Il ne se rappelle pas avoir pleuré. Les seuls départs qui l'ont réellement marqué furent de par des vivants choisissant ouvertement de le rejeter;

La mort, faisant de lui un jeune homme charismatique et mystérieux, jouant ouvertement avec son don, désinvolte mais toujours sérieux, de ceux dont on désire ardemment le respect, l'amour même, avant de le haïr;

La mort, qui a fait de lui un gamin à l'écoute, à l'affût, enfant taciturne qui ne parla que très tard, comme emmagasinant tout ce temps ce que le monde avait à dire avant de le recracher dans un flot de paroles difficiles à dompter, qu'il apprit rapidement à mesurer, parce que les gens n'écoutent pas.

La mort, sa plus lointaine ennemie.